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dont une seule avoit à se plaindre, ces idées, ces tableaux, flattoient l'imagination de M. de Sainte-Palaye; elles avoient été l'une des illusions de son jeune âge, et elles sourioient encore à sa vieillesse. Il en parloit à ses amis, il en entretenoit les femmes, car il aimoit beaucoup leur société. Il citoit fréquemment cette devise fameuse : Toutes servir, toutes honorer, pour l'amour d'une, et répétoit, d'après le célèbre Louis III de Bourbon, que tout l'honneur de ce monde vient des dames. Il avouoit même que dans sa constance infatigable à lire les contes, chansons, fabliaux du douzième et du treizième siècle, il avoit tiré un grand secours du plaisir secret de s'occuper d'elles, genre d'intérêt qui contribue rarement à former des érudits; ce fut sans doute l'intérêt principal qui le soutint dans ses recherches sur notre ancienne chevalerie.

L'honneur et l'amour, la devise des chevaliers, c'est leur histoire et celle de France; mais comment traiter un tel sujet ? L'honneur toujours sérieux, l'amour sérieux quelquefois, souvent trop peu, même jadis! pourrai-je accorder des tons trop différens, et peut-être opposés ? non sans doute. Faut-il les séparer, faut-il choisir? mais lequel abandonner? l'honneur? parmi vous, Messieurs, devant le Prince (1) qui vous voit, qui m'écoute, et dont le nom seul rappelle aux François

(1) De Condé.

toutes les idées de l'honneur! L'amour? qui l'oseroit, lorsque celles dont la présence eût honoré les tournois, s'empressent d'assister à vos assemblées? Que résoudre, quel parti prendre? question embarrassante, épineuse, du nombre de celles qui s'agitoient autrefois dans ces tribunaux appelés Cours d'amour, où l'on portoit les cas de conscience de cette espèce. La Gour eût décidé, je crois, que l'ancienne chevalerie ayant uni trèsbien l'honneur et l'amour, je dois, quoi qu'il ar rive, je dois, en parlant de l'ancienne chevalerie, unir bien ou mal l'amour et l'honneur.

Etrange institution, qui se prêtant au caractère, aux goûts, aux penchans communs à tous ces peuples du Nord, conquérans et déprédateurs de l'Europe, les passionna tous à-la-fois, en attachant à l'idée de chevalerie l'idée de toutes les perfections du corps, de l'esprit et de l'ame, et en. plaçant dans l'amour, dans l'amour seul, l'objet, le mobile et la récompense de toutes ces perfections réunies! Jamais législation n'eut un effet plus prompt, plus rapide, plus général; c'est qu'elle armoit des hommes nés pour les armes, et qu'à l'exemple de la religion nouvelle de Mahomet, elle offroit la beauté pour récompense de la valeur. Mais, par un singulier renversement des idées naturelles, Mahomet mit les plus grands plaisirs de l'amour dans l'autre monde, et l'instituteur de la chevalerie offrit en ce monde, à ses prosélytes, l'attrait d'un amour pur et intellec

tuel. Etoit-ce bien celui qui convenoit aux vainqueurs des Romains et des Gaulois? Oui, sans doute, si l'on considère le succès qu'obtint en Europe la théorie de ce système. Mais cette opinion devient douteuse, quand on consulte l'histoire et les faits; car malgré cette loi du plus profond respect pour les dames, on voit, par le nombre même de leurs défenseurs, combien elles avoient d'agresseurs et d'ennemis, et il existe des chansons du douzième siècle qui regrettent l'amour du bon vieux temps.

L'instant où naquit la chevalerie dut la faire regarder comme un bienfait de la divinité. C'étoit l'époque la plus effrayante de notre histoire; moment affreux où, dans l'excès des maux, des désordres, des brigandages, fruits de l'anarchie féodale, une terreur universelle, plus encore que la superstition, faisoit attendre aux peuples, de moment en moment, la fin du monde, dont ce chaos étoit l'image. Dans cet instant, s'élève une institution qui, réunissant une nombreuse classe d'hommes armés et puissans, les associe contre les destructeurs de la société générale, et les lie entre eux du moins par tous les nœuds de la politique, de la morale et de la religion, de la religion même, dont elle empruntoit les rites les plus augustes, les emblêmes les plus sacrés, enfin, tout ce saint appareil qui parle aux yeux, frappant ainsi à-la-fois l'ame, l'esprit et les sens, et s'emparant de l'homme par toutes ses facultés.

Sous ce point de vue, quoi de plus imposant, de plus respectable même que la chevalerie? Combattre, mourir, s'il le falloit pour son Dieu, son Souverain, pour ses frères d'armes, pour le service des dames ( car dans l'institution même elles n'occupent, contre l'opinion commune, que la quatrième place, et le changement, soit abus, soit réforme, qui les mit immédiatement après Dieu, fut sans doute l'ouvrage des chevaliers françois), enfin, secourir les opprimés, les orphelins, les foibles: tel fut l'ordre des devoirs de tout chevalier. Et que dire encore de cette autre idée si noble, si grande, ou créée ou adoptée par la che valerie, de cet honneur indépendant des Rois en leur vouant fidélité; de cet honneur, puissance du foible, trésor de l'homme dépouillé; de cet honneur, ce sentiment de soi invincible, indomptable dès qu'il existe, sacré dès qu'il se montre, seul arbitre dans sa cause, seul juge de lui-même, et du moins ne relevant que du Ciel et de l'opinion publique ? Idée sublime, digne d'un autre siècle, digne de naître dans un temps où la nature humaine eût mérité cet hommage, où l'opinion pu blique eût pris des mains de la morale, sous les yeux de la vertu et de la raison, les traits qui devoient composer le pur, le véritable honneur, l'honneur vénérable, dont le fantôme, même défiguré, est resté encore si respectable, ou du moins si puissant!

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Vous n'attendez pas, Messieurs, ou plutôt vous ne craignez pas que je rappelle cette multitude d'exploits guerriers, prodiges de la chevalerie en Europe, et dans l'Asie même, où l'Europe se trou va transplantée à l'époque des croisades, émigration qui fut l'ouvrage de la chevalerie autant que de la foi; triomphe de l'une et de l'autre, mais encore plus de la chevalerie, qui vit des guerriers Sarrasins, saisis d'enthousiasme pour leurs rivaux, passer dans le camp des croisés, et se faire armer chevaliers par nos héros les plus célèbres.

Ce genre particulier d'histoire, que l'on nomme anecdote, et qui se charge de réparer les omissions de l'histoire principale, raconte que tous ces chevaliers Chrétiens et Sarrasins, rivaux en amour comme en guerre, firent les uns sur les autres plus d'une espèce de conquête : mais si ces historiens sont véridiques, si les beautés dont ils parlent ont en effet mérité ces soupçons, au moins est-il certain que, loin de leur patrie, entre des adversaires si formidables, elles n'avoient point à craindre le reproche qu'on leur fit depuis en Europe, celui de préférer les chevaliers des tournois aux chevaliers des batailles, méprise qui surprendroit dans un sexe si bon juge de la gloire. Mais qui peut croire à cette méprise, et de quel poids doivent être ces vains reproches et ces plaintes de mécontens, si on leur oppose l'hommage rendu aux femmes par un guerrier tel que le grand Duguesclin? Prisonnier des Anglois, et ame

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