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usurpations, et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage.

Qui peut lire, sans attendrissement, ce qu'il fit dans le nouveau monde, pour la mémoire du malheureux Seniergues, massacré par une populace ameutée contre les françois ? L'image de cet infor tuné, compagnon de ses voyages, de ses dangers, égorgé à ses yeux, égorgé dans une fête publique, à la veille d'un établissement avantageux, lui étoit toujours présente : elle le poursuivoit sur ces rochers, théâtre de ses travaux, comme le remords auroit dû poursuivre le coupable; il n'en descendoit que pour demander justice au nom de ses manes; il quittoit ses bases, ses triangles, ses méridiennes, pour éclairer par des mémoires, pour exciter par des sollicitations, des juges prévenus ou timides. Pendant trois ans entiers il ne se lassa point de demander vengeance. Voilà de ces traits d'humanité, d'enthousiasme, d'oubli de soi-même, qu'on ne peut trop répéter dans ce siécle du vil intérêt, où les ames desséchées, privées de cette surabondance de sentimens qui embrassent la société et l'avenir, aveugles à la beauté sévére de la vertu, sourdes à la voix lointaine de la postérité, n'écoutant enfin que l'intérêt du lieu, du moment, de la personne, sont assez malheureuses pour ignorer le plaisir des privations, et la jouissance des sacrifices.

Mais où M. de la Condamine déploya à-la-fois l'homme sensible, l'homme éloquent et l'excellent

citoyen, c'est dans la défense de cette méthode, source de tant de débats, qui se vante de prévenir un mal affreux par ce mal lui-même. Jamais, sans doute, l'éloquence ne traita un sujet plus inté ressant: la mère tremblante pour un fils adoré, le mari idolâtre de sa jeune épouse, celle-ci jalouse de conserver ses charmes et le coeur de son époux; enfin, les deux sexes animés, l'un par l'intérêt de la beauté, l'autre par celui de la vie; voilà pour qui et devant qui plaidoit M. de la Condamine; il sembloit que l'amour de l'humanité élevât son génie et son courage. Il lui falloit combattre à-lafois les médecins, les moralistes, la voix du préjugé, la voix même du sang et de la nature. Il employoit tour-à-tour la force du raisonnement et l'arme du ridicule: c'étoit Cicéronou Démosthène plaidant la cause non plus d'un particulier, mais celle du genre humain. A la force de l'éloquence iljoignoit l'activité des démarches ; et enfin, pour pousser à bout ses adversaires, il offrit de se faire inoculer lui-même. Peu de philosophes hasarderoient de pareilles preuves de leurs opinions (1)

(1) Avant que la méthode de l'inoculation fût accréditée ceux qui pour l'appuyer d'exemples avoient le courage de s'y soumettre, se dévouoient réellement au bien public. M. le chevalier de Chastellux seul, sans conseil et à la fleur de l'âge, fit le premier sur lui-même cette épreuve-redoutable. Il dit à M. de Buffon, témoin de son heureux succès: Je suis sauvé mon exemple en sauvera bien d'autres.

Ce ne seroit point à moi à prononcer sur cette grande question. S'il étoit possible qu'elle fût encore un problême, je remarquerois seulement que l'inoculation a pour elle deux grandes autorités, la Circassie et l'Angleterre, je veux dire le pays de la philosophie et celui de la beauté. On citera sans doute un jour le suffrage des François, quand elle aura cessé d'être chez eux une nouveauté. Car on sait que la mode nous gouverne, même sur ce qui intéresse la vie ; et le peuple le plus éclairé de l'Europe a été un des plus lents à adopter une pratique connue dès long-temps chez des peuples presque barbares.

Quel pays cependant a été plus souvent et plus cruellement averti de son utilité? Dans quel lieu ce mal horrible a-t-il frappé un plus grand nombre d'illustres victimes? Comme si les François devoient être punis dans ce qu'ils ont de plus cher d'avoir adopté si tard une méthode utile; ou comme s'il eût fallu chez un peuple imitateur de ses maîtres, que des coups multipliés forçassent enfin les chefs de sa nation à lui donner l'exemple ! Vous gémissez encore, Messieurs, du dernier coup que ce monstre a frappé. Hélas! quand l'aïeul de Louis le bien-Aimé fut ravi à la France par ce fléau terrible, les François pouvoient-ils prévoir que son petit-fils éprouveroit le même sort? Ce Prince qui eut l'avantage unique d'avoir fait jouir la France de ce que la victoire a de plus brillant, et de ce que la paix a de plus doux, au milieu des délices d'un

règne tranquille, au moment que des alliances heureuses préparoient des espérances à l'État, et des consolations à sa vieillesse, il s'est senti tout-àcoup surpris par ce mal contagieux, jamais plus cruel que lorsqu'il est plus retardé, et qui n'a rien de plus affreux que de repousser les caresses du sang et les embrassemens de la nature. Mais est-il des dangers que redoute la véritable tendresse ? Tandis que l'héritier du trône gémissoit de se voir, par la loi sacrée de l'État, privé des derniers soupirs de son aïeul, nous avons vu trois généreuses Princesses, victimes volontaires, se dévouer aux horreurs de la contagion, pour conserver les jours de leur père, lui prodiguer de leurs royales mains des secours dont la douceur alloit jusqu'au fond de son ame suspendre la violence de la douleur et charmer les angoisses de la mort. Le ciel qui nous aravi le père, s'est contenté de nous faire trembler sur le sort des enfans, et en gémissant de sa rigueur, nous rendons grâce à sa clémence. M. de la Cóndamine a été assez heureux pour n'être pas. témoin de notre perte et dé uos alarmes ; sans doute il auroit.comme nous prié le ciel d'épargner à la France ces horribles preuves de son opinion.

Mais que dis-jé, Messieurs? S'il a échappé à un spectacle douloureux pour un cœur françois, il a perdu la plus brillante époque de sa gloire; il a perdu son plus beau triomphe. Le chef de l'État les deux appuis de la couronne, une auguste Princesse, se soumettant à-la-fois à cette méthode si

long-temps combattue, dont il fut l'intrépide défenseur: quel moment pour lui s'il eût vécu ! Et ce moment, Messieurs, non-seulement son zèle et ses talens l'ont hâté, mais sa pénétration l'avoit prévu. Vous me saurez gré sans doute de rapporter les termes, j'oserois presque dire, de sa prophétie: «<l'inoculation, dit-il, s'établira quelque

jour en France. Mais quand arrivera ce jour ? Ce » sera peut-être dans le temps funeste d'une ca»tastrophe semblable à celle qui plongea la na» tion dans le deuil en 1771 ». L'événement, Messieurs, n'a que trop vérifié ses prédictions. Tel est le sort de la plupart de ceux qui écrivent pour le bonheur du genre humain: il faut que leurs leçons, pour faire impression sur les hommes soient secondées par les dures leçons de l'expérience. Pendant leur vie ils ne jouissent de leurs succès que par un pressentiment consolateur qui avance pour eux l'avenir, et leurs lauriers ne semblent croître que pour orner leur tombeau. Philosophe courageux, si tu n'as pu jouir de l'effet de tes prédictions et de tes travaux, que tes manes du moins jouissent de notre hommage; chaque fois que cette méthode, consacrée par la plus glo. rieuse épreuve, conservera un fils à sa mère, conservera la vie et la beauté d'une épouse à son époux ; chaque fois sur-tout que notre jeune Monarque sera beni de son peuple, ton ombre recueillera aussi son tribut de bénédiction et de reconnoissance. Mais pardonne; dans le moment

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