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né devant le fameux Prince noir, son vainqueur, le Prince le laisse maître de fixer le prix de sa rançon; le prisonnier croit se devoir à lui-même l'honneur de la porter à une somme immense, un mou. vement involontaire trahit la surprise du Prince. « Je suis pauvre, continue le chevalier, mais appre<< nez qu'il n'est point de femme en France qui re<«<fuse de filer une année entière pour la rançon de « Duguesclin». Telle étoit alors la galanterie françoise; et cependant, disoit-on, elle étoit déjà bien tombée. La chevalerie même dégénéroit de jour en jour. Pour la valeur? non; ce n'est point ainsi que dégénèrent des chevaliers françois. Pour l'amour? oui, si l'infidèle dégénère. Ils n'étoient plus ces temps où des héros scrupuleux, timorés, distinguoient l'amour faux, l'amour vrai; l'amour faux, péché mortel, disoient-ils; l'amour vrai, péché véniel. Que sont-ils devenus ces rigoristes qui, regardant la chevalerie comme une espèce de sacerdoce, se vouoient au célibat, rappeloient sans cesse l'austérité de l'institution `primitive qui défendoit le mariage, et ne permettoit que l'amour? Où étoit-il ce digne Boucicaut, qui n'osoit révéler son amour à sa dame qu'à la troisième année, qualifioit d'étourdis les audacieux qui s'expliquoient dès la première? Hélas! cette sorte d'étourdis commençoit à devenir bien rare, si l'on en croit M. de Sainte-Palaye, et il faut bien l'en croire. Il avoue, en gémissant, que la licence des mœurs étoit au comble; mais ce qui l'afflige

encore plus, c'est d'entrevoir les reproches bienplus graves que l'on peut faire à l'ancienne chevalerie. Il convient que, chargée dès sa naissance du principal vice de la féodalité, elle reproduisit bientôt tous les désordres qu'elle avoit réprimés d'abord. Il regrette que ces chevaliers, si redoutables aux ennemis pendant la guerre, le fussent encore plus aux citoyens, et pendant la guerre et pendant la paix. Il se plaint qu'un préjugé barbare, admis et adopté par les lois de la chevalerie, eût semblé ne vouer leurs vertus même qu'au service et à l'usage de leurs seuls égaux, ou de ceux au moins que la naissance approchoit plus près d'eux; vertus dès lors presque inutiles à la patrie, et qui se faisoient à elles-mêmes l'injure de borner le plus beau, le plus sacré de tous les empires; il voudroit trouver plus souvent dans les ames de ces guerriers quelques traits de cet héroïsme patriotique, noblement populaire, qui seul purifie, éternise la gloire des grands hommes, en la rendant précieuse à tout un peuple, et fait de leur nom pendant leur vie, et de leur mémoire après eux, une richesse publique, et comme un patrimoine national. O Duguesclin, ce fut ta vraie gloire, ta gloire la plus belle! O toi, qui, à ton dernier moment, recommande le peuple aux chefs de ton armée ; ah! qu'un ennemi, qu'un Anglois, vienne déposer sur ton cercueil les clefs d'une ville que ton nom seul continuoit d'assiéger, qu'il ne veuille les remettre qu'à ce grand nom, et pour

ainsi dire à ton ombre, j'admire l'éclat, les ta. lens, la renommée d'un général habile; mais si j'apprends que ce même Duguesclin, malade et sur son lit de mort, entendit, à travers les gémissemens de ses soldats et des peuples, retentir dans la ville ennemie, assiégée par lui-même, le signal des prières publiques adressées au Ciel pour sa guérison; si je vois ensuite la France entière, je dis le peuple, arrêter de ville en ville et suivre consterné ce cercueil auguste, baigné des larmes dupauvre... Votre émotion prononce, Messieurs, elle atteste combien la véritable vertu, l'humanité, laisse encore loin derrière soi tous les triomphes, et que le Ciel n'a mis la vraie gloire que dans l'hommage volontaire de tout un peuple attendri.

Ne nous plaignons plus, Messieurs, après un pareil trait, digne d'honorer les annales des Grecs et des Romains, ne nous plaignons plus de ne pas rencontrer plus souvent dans notre histoire des exemples d'un héroïsme si pur et si touchant. Ah! loin d'en être surpris, admirons plutôt que dans ces temps déplorables de tyrannie et de servitude, toutes deux dégradantes, même pour les maîtres, un guerrier du quatorzième siècle ait trouvé dans la grandeur de son ame ce sentiment d'humanité universelle, source du bonheur de toute société. Qui ne s'étonneroit qu'un soldat, étranger à toute culture de l'esprit, même aux plus foibles notions qui le préparent, ait ainsi devancé le génie de

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Fénélon qui, trois siècles après, empruntoit à la morale ce sentiment d'humanité, pour le transporter dans la politique, occupée enfin du bonheur des peuples? Heureux progrès de la raison perfectionnée qui, pour diriger avec sagesse ce noble sentiment, lui associe un principe non moins noble, l'amour de l'ordre; principe seul digne de gouverner des hommes, et si supérieur à cet esprit de chevalerie qu'on a vainement regretté de nos jours! Eh! qui oseroit les comparer, soit dans leur source, soit dans leurs effets? L'un, l'esprit de chevalerie, ne portoit ses regards que sur un point de la société; l'autre, cet esprit d'ordre et de raison publique, embrasse la société entière. Le premier ne formoit, ne demandoit que des soldats; le second sait former des soldats, des citoyens, des magistrats, des législateurs, des Rois l'un déployant une énergie impétueuse, mais inégale, ne remédioit qu'à des abus dont il laissoit subsister les germes sans cesse renaissans; l'autre, développant une énergie plus calme, plus lente, mais plus sûre, extirpe en silence la racine de ces abus : le premier, influant sur les mœurs, demeuroit étranger aux lois; le second, épurant par degrés les idées et les opinions, influe en même temps, et sur les lois et sur les mœurs enfin l'un séparant, divisant même les citoyens, diminuoit la force publique ; l'autre, les rapprochant, accroît cette force par leur union.

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C'est cet amour de l'ordre qui, mêlé parmi nous

à l'amour naturel des François pour leurs Rois, a produit, et pour ainsi dire composé, ces grandes ames des Turenne, des Montausier, des Catinat, l'honneur à-la-fois et de la France et de l'humanité; caractères imposans, où respire, à travers les mœurs et les idées françoises, je ne sais quoi d'antique, qui semble transporter Rome et la Grèce dans le sein d'une monarchie. Mélange heureux de vertus étrangères et nationales qui, semblables en quelque sorte à ces fruits nés de deux arbres différens, adoptés l'un par l'autre, réunissant la force et la douceur, conservent les avantages de leur double origine. Que ceux qui regrettent les siècles passés, cherchent de pareils caractères dans notre ancienne chevalerie.

Quoi qu'il en soit, on convient qu'en général elle jeta dans les ames une énergie nouvelle, moins dure, moins féroce que celle dont l'Europe avoit senti les effets à l'époque de Charlemagne. On convient qu'elle marqua d'une empreinte de gran deur imposante la plupart des événemens qui suivirent sa naissance; qu'elle forma de grands caractères, qu'elle prépara même l'adoucissement des mœurs, en portant la générosité dans la guerre, le platonisme dans l'amour, la galanterie dans la férocité de là ces contrastes qui nous frappent si vivement aujourd'hui, qui mêlent et confondent les idées les plus disparates, Dieu et les dames, le catéchisme et l'art d'aimer; qui placent la licence près de la dévotion, la grandeur d'ame près de la

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