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cruauté, le scrupule près du meurtre; qui excitent à-la-fois l'enthousiasme, l'indignation et le sourire; qui montrent souvent dans le même homme un héros et un insensé, un soldat, un anachorète et un amant ; enfin, qui multiplient, dans les annales de cette époque, des exploits dignes de la fable, des vertus, ornemens de l'histoire, et sur-tout les crimes de toutes les deux; mœurs vicieuses, mais piquantes, mais pittores ques; mœurs féroces, mais fières, mais poétiques. Aussi l'Europe moderne ne doit-elle qu'à la chevalerie les deux grands ouvrages d'imagination qui signalèrent la renaissance des lettres. Depuis les beaux jours de la Grèce et de Rome, la poésie fugitive, errante loin de l'Europe, avoit, comme l'enchanteresse du Tasse, disparu de son palais éclipsé. Elle attendoit depuis quinze siècles que le temps y ramenât des mœurs nouvelles, fécondes en tableaux, en images dignes d'arrêter ses regards; elle attendoit l'instant, non de la barbarie, non de l'ignorance, mais l'instant qui leur succède, celui de l'erreur, de la crédule erreur, de l'illusion facile qui met entre ses mains le ressort du merveilleux, mobile surnaturel de ses fictions embellies. Ce moment est venu, les triomphes des chevaliers ont préparé les siens, leurs mains victorieuses ont de leurs lauriers tressé la couronne qui doit orner sa tête. A leurs voix accourent de l'Orient les esprits invisibles, moteurs des Cieux et des enfers, les fées, les génies, désormais ses

Ministres; ils accourent, et déposent à ses pieds les talismans divers, les attributs variés, emblêmes ingénieux de leur puissance, de leur puissance sou mise à la poésie, souveraine légitime des enchantemens et des prestiges. Elle règne ; quelle foule d'images se pressent, se succèdent sous ses yeux! Ces batailles où triomphent l'impétuosité, la force, le courage, plus que l'ordre et la discipline; ces harangues des chefs, ces femmes guerrières, ces dépouilles des vaincus, trophées de la victoire; ces vœux terribles de l'amitié, vengeresse de l'amitié; ces cadavres rendus aux larmes des parens, des amis ; ces armes des chevaliers fameux, objet, après leur mort, de disputes et de rivalités; tout vous rappelle Homère, et c'est la patrie de l'Arioste, du Tasse, c'est l'Italie qui a mérité cette gloire, tandis que la France, depuis quatre siècles, languit foible et malheureuse sous une autorité incer taine, avilie ou combattue, sans lois, sans mœurs, sans lettres, ces lettres tant recommandées par la chevalerie...! Ici, Messieurs, vous pourriez éprou ver quelque surprise; vous pourriez penser, sur la foi d'une opinion trop répandue, qu'il étoit réservé à nos jours de voir la noblesse françoise unir les armes et les lettres, et associer la gloire à la gloire. Cette réunion remonte à l'origine de la chevalerie; c'étoit le devoir de tout chevalier, et une suite de la perfection à laquelle étoient appelés ses prosélytes. Et qui croiroit qu'exigeant la culture de l'esprit, même dans les amusemens les plus ordinaires, la chevalerie n'allioit aux exer

cices du corps que les jeux qui occupent ou développent l'intelligence, et proscrivoit sur-tout ces jeux d'où l'esprit s'absenté, pour laisser régner le hasard? Quelle est donc l'époque qui devint le terme de cette estime pour les lettres, et la changea même en mépris? Ce fut le moment où les subtilités épineuses de l'école hérissèrent toutes les branches de la littérature, et vous conviendrez, Messieurs, que l'instant du dédain ne pouvoit être mieux choisi. Encore se trouvoit-il plusieurs chevaliers fervens qui s'élevoient avec force contre cette orgueilleuse négligence des anciennes lois. C'étoit sur-tout un vrai scandale pour le zélé et discret Boucicaut, comme on le voit par le recueil de ses vers, Virelais, Ballades, alors chantés par toute la France, auxquels il attachoit un grand prix, et qu'il composoit lui-même. Ainsi, Messieurs, lorsqu'avant l'époque où l'on vit tous les geures de gloire environner le trône de Louis XIV, lorsque François Ier, ce Prince si passionné pour la chevalerie, ressuscitoit de ses regards la culture des lettres en France, il renouveloit seulement l'antique esprit de cette brillante institution. C'est ainsi que notre auguste Monarque, en condamnant des jeux autrefois interdits, rappelle aux descendans des anciens chevaliers une loi respec

tee

par leurs premiers ancêtres, loi paternelle, inviolable déjà sans doute par la seule sanction du Prince, mais que l'orgueil du rang protégera peutêtre encore. Désobéir, c'est déroger.

DES AVANTAGES

ET DES PROGRÈS DES SCIENCES,

Par M. DE CONDORCET,

Dans le discours qu'il prononça le 21 février 1782, lorsqu'il fut reçu à la place de M. SAURIN.

L'UNION entre les sciences et les lettres dont vous cherchez, Messieurs, à resserrer les liens, est un des caractères qui devoient distinguer ce siècle où, pour la première fois, le système général des principes de nos connoissances a été développé; où la méthode de découvrir la vérité a été réduite en art, et pour ainsi dire en formules; où la raison a enfin reconnu la route qu'elle doit suivre, et saisi le fil qui l'empêchera de s'égarer. Ces vérités premières, ces méthodes répandues chez toutes les Nations, et portées dans les deux mondes, ne peuvent plus s'anéantir; le genre humain ne reverra plus ces alternatives d'obscurité et de lumière, auxquelles on a cru long-temps que la nature l'avoit éternellement condamné. Il n'est plus au pouvoir des hommes d'éteindre le flam

beau allumé

par le génie, et une révolution dans le globe pourroit seule y ramener les ténèbres. Placés à cette heureuse époque, et témoins des derniers efforts de l'ignorance et de l'erreur, nous avons vu la raison sortir victorieuse de cette lutte silongue, si pénible, et nous pouvons nous écrier enfin la vérité a vaincu; le genre humain est sauvé! Chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celles du siècle qui l'aura précédé; et ces progrès, que rien désormais ne peut arrêter ni suspendre, n'auront d'autres bornes que celles de la durée de l'univers.

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Cependant, n'est-il pas un terme où les limites naturelles de notre esprit rendroient tout progrès impossible? Non, Messieurs, à mesure que les lumières s'accroissent, les méthodes d'instruire se perfectionnent; l'esprit humain semble s'agrandir, et ses limites se reculer. Un jeune homme, au sortir de nos écoles, réunit plus de connoissances réelles que n'ont pu en acquérir par de longs travaux les plus grands génies, je ne dis pas de l'antiquité, mais même du dix-septième siècle. Des méthodes toujours plus étendues se succèdent, et rassemblent, dans un court espace, toutes les vérités dont la découverte avoit occupé les hommes de génie d'un siècle entier. Dans tous les temps, l'esprit humain verra devant lui un espace toujours infini; mais celui qu'à chaque instant il laisse derrière soi, celui qui le sépare des temps de son enfance, s'accroîtra sans cesse.

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