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Toute découverte dans les sciences est un bienfait pour l'humanité; aucun système de vérité n'est stérile. Nous avons recueilli le fruit des travaux de nos pères; gardons-nous de croire que ceux de nos contemporains puissent rester inutiles, et jouissons d'avance du bonheur qu'ils répandront un jour sur nos neveux : comme un père voit avec plaisir croître et s'élever l'arbre, dont l'ombrage doit s'étendre sur sa postérité.

Il me seroit facile de confirmer cette vérité. Témoin nécessaire du progrès des sciences, je vois chaque année, chaque mois, chaque jour, pour ainsi dire, marqués également par une découverte nouvelle et par une invention utile. Cé spectacle, à-la-fois sublime et consolant, est devenu l'habitude de ma vie et une partie de mon bonheur.

Ces sciences, presque créées de nos jours, dont l'objet est l'homme même, dont le but direct est le bonheur de l'homme, n'auront pas une marche moins sûre que celle des sciences physiques; et cette idée si douce, que nos neveux nous surpasseront en sagesse comme en lumières, n'est plus ùne illusion.

En méditant sur la nature des sciences morales, on ne peut en effet s'empêcher de voir qu'appuyées comme les sciences physiques sur l'observation des faits, elles doivent suivre la même méthode, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude. Tout seroit

égal entr'elles pour un être qui, étranger à notre espèce, étudieroit la société humaine, comme nous étudions celle des castors ou des abeilles. Mais ici, l'observateur fait partie lui-même de la société qu'il observe, et la vérité ne peut avoir que des juges, ou prévenus, ou séduits.

La marche des sciences morales sera donc plus lente que celle des sciences physiques, et nous ne devons pas être étonnés si les principes sur lesquels elles sont établies ont besoin de forcer, pour ainsi dire, les esprits à les recevoir, tandis qu'en physique ils courent au-devant des vérités, et souvent même des erreurs nouvelles. Mais pendant que, dans les sciences morales, l'opinion encore incertaine semble quelquefois retourner sur ses pas, et s'attacher aux mêmes erreurs qu'elle avoit abjurées; les sages s'occupent loin d'elle à enrichir, par d'heureuses découvertes, le système des connoissances humaines; la voix de la raison se fait entendre aux hommes éclairés; elle instruit les enfans dont les pères l'ont méconnue, et elle assure le bonheur de la génération qui n'existe point encore.

Grâce à l'imprimerie, cet art conservateur de la raison humaine, un principe utile au bonheur public a-t-il été découvert, il devient en un instant le patrimoine de toutes les Nations. En vain s'obstineroit-on à rejeter une vérité nouvelle, déposée dans les livres, elle survit aux hommes qui l'ont dédaignée, et dans le temps même où ils la

croient anéantie, elle prépare en silence son empire sur les opinions.

Peut-être le progrès nécessaire des sciences phy siques auroit-il suffi pour assurer le progrès des sciences morales, et nous préserver du retour de la barbarie.

L'union entre ces deux ordres de connoissances agrandit la sphère des sciences morales, et peut seule y donner aux faits cette exactitude, aux résultats cette précision qui distinguent les vérités dignes d'entrer dans le système des sciences, d'avec les simples aperçus de la raison : elle rend à-la-fois les savans plus respectables, en rendant leurs spéculations plus directement utiles, et les philosophes plus sages, en leur faisant prendre l'habitude de cette marche lente, mais assurée, laquelle l'étude de la nature est assujettie, en leur apprenant à tout espérer du temps, dont l'effet infaillible est d'amener, et les révolutions heureuses, et les grandes découvertes.

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Mais, puisqu'il est impossible de contester le progrès général de toutes les sciences, pourquoi une voix puissante s'élève-t-elle pour attaquer leur utilité. Depuis les temps les plus reculés, chaque siècle s'accuse d'être plus corrompu que ceux qui l'ont précédé. L'opinion que la nature humaine dégénère et se dégrade sans cesse, semble avoir été l'opinion commune de tous les âges du monde: elle ose encore se reproduire parmi nous ; et dans ce siècle même, l'éloquence a plus d'une fois

employé, pour la défendre, son art et ses prestiges.

Parmi ces détracteurs de notre siècle, dont il ne s'agit point ici d'approfondir ou de dévoiler les motifs, je m'adresserai seulement à ces hommes vertueux qui méprisent le siècle où ils vivent, parce que leur ame est plus blessée du spectacle des maux qu'ils voient que du récit des maux passés, et qui s'irritent contre leurs contemporains, par l'excès même de l'intérêt qu'ils prennent à leur bonheur s'ils semblent prévoir des maux plus grands encore pour la postérité, c'est par seule crainte, qu'indocile aux leçons des sages, elle ne sache point prévenir le malheur qui la

menace.

la

Je leur dirai: Ne m'accusez pas d'être insensible aux maux de l'humanité; je sais que ses blessures saignent encore, que par-tout le joug de l'ignorance pèse encore sur elle; que par-tout où l'homme de bien jette les yeux, le malheur et le crime viennent contrister sa vue et briser son cœur. L'ignorance et l'erreur respirent encore, il est vrai: mais ces monstres, les plus redoutables ennemis du bonheur de l'homme, traînent avec eux le trait mortel qui les a frappés, et leurs cris même, qui vous effraient, ne font que prouver combien les coups qu'ils ont reçus étoient sûrs et terribles.

Vous nous croyez dégénérés, parce que l'austérité de nos pères a fait place à cette douceur qui se mêle à nos vertus comme à nos vices, et qui

vous paroît ressembler trop à la foiblesse. Mais la vertu n'a besoin de s'élever au-dessus de la Nature, que lorsqu'elle lutte à-la-fois contre les passions et l'ignorance. Songez que les lumières rendent les vertus faciles ; que l'amour du bien géné ral, et même le courage de s'y dévouer est, pour ainsi dire, l'état habituel de l'homme éclairé. Dans l'homme ignorant, la justice n'est qu'une passion incompatible peut-être avec la douceur; dans l'homme instruit, elle n'est que l'humanité même soumise aux lois de la raison. Le projet de rendre tous les hommes vertueux est chimérique: mais pourquoi ne verroit-on pas un jour les lumières, jointes au génie, créer, pour des généra tions plus heureuses, une méthode d'éducation, un système de lois qui rendroient presque inutile le courage de la vertu? Dirigé par ces institutions salutaires, l'homme n'auroit besoin que d'écouter la voix de son cœur, et celle de sa raison, pour remplir, par un penchant naturel, les mêmes devoirs qui lui coûtent aujourd'hui des efforts et des sacrifices: ainsi l'on voit, à l'aide de ces machines, prodiges du génie dans les arts, un ouvrier exécuter, sans intelligence et sans adresse, des chef-d'œuvres que l'industrie humaine, abandonnée à ses propres forces, n'eût jamais égalés.

Cette même douceur que vous nous reprochez, c'est elle qui a rendu les guerres plus rares et moins désastreuses, qui a mis au rang des crimes cette fureur des conquêtes si long-temps décorée

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