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DISCOURS

Prononcé le 26 février 1784, par M. DE CHOISEUL GOUFFIER, lorsqu'il fut reçu à la place de M. D'ALEMBERT.

ÉLOGE DE M. D'ALEMBERT.

Messieurs,

DESESPÉRANT de remplacer l'homme célèbre que

vous pleurez, vous avez voulu du moins lui rendre un nouvel hommage, en imitant son indulgence et en secondant l'intérêt qu'il daigna témoigner à ma jeunesse ; c'est sans doute à ce premier suffrage que j'ai le bonheur de devoir aujourd'hui le vôtre.

M. d'Alembert me savoit gré du zèle que j'ai montré pour les lettres dans un âge où je ne pouvois montrer que du zèle; la passion qui m'avoit conduit jusques dans Athènes, dans cette ancienne patrie des arts, sur les ruines du Portique et du Lycée, étoit à ses yeux un titre suffisant pour aspirer à paroître parmi vous, Messieurs, qui, dans la nouvelle patrie des Arts, nous rappelez aujourd'hui la gloire de ces lieux antiques.

Il combattoit, il repoussoit les raisons que ma

timidité opposoit à sa bienveillance; il sut m'enhardir et me faire espérer l'indulgence qui m'associe en ce moment à vos travaux.

Mais après avoir parlé de ma reconnoissance, comment me flatter de parler dignement de sa gloire? Comment oser le tenter devant une assem. blée imposante, et dans ces mêmes lieux où souvent il a reçu des hommages si flatteurs? Rassurez-vous, Messieurs, ses manes ne seront point privées du juste tribut d'éloges qui leur appartient; sa mémoire sera célébrée par celui qui lui fut lié de l'amitié la plus tendre ; qui, confident de ses pensées est encore dépositaire des monumens de son génie; par son plus digne élève que le sort a nommé pour ce devoir funèbre, comme les amis de M. d'Alembert l'eussent eux-mêmes choisi.

Telle fut sa renommée, telle est l'étendue de sa gloire littéraire, que laissant à-la-fois de justes regrets aux sciences et à la littérature, il ne peut être loué que par l'orateur qui, destiné à faire son éloge en deux Académies, parle également la langue de l'une et de l'autre, et saura faire entendre sa douleur dans tout l'empire des lettres.

Mais dussé-je augmenter vos regrets, dussé-je, par une sorte de sacrifice de moi-même, vous faire sentir plus vivement encore combien il est peu remplacé, permettez-moi de jeter un coupd'oeil rapide sur la carrière glorieuse que M. d'Alembert a parcourue,

Les sciences furent promptement averties de ce qu'elles devoient en attendre, et ce fut la géométrie, la première passion de sa jeunesse, et le fondement immortel de sa gloire, qui commença sa célébrité.

:

Il parut, à l'époque où l'on n'étoit pas arrivé à croire que la géométrie pût s'écarter quelquefois de l'austérité de sa marche : l'ignorance faisoit encore des efforts; elle vouloit faire oublier généralement ce précepte donné par les savans de l'antiquité Sacrifiez aux graces, et s'obstinoit à faire croire que le culte des sciences, et cet autre culte qui devoit leur assurer des prosélytes, étoient incompatibles. Pascal, il est vrai, vivoit encore dans nos souvenirs, mais comme un phénomène qu'elle pouvoit espérer de ne plus revoir : elle s'irritoit des efforts que l'heureux génie de Fontenelle opposoit à ce préjugé, qu'avoient ramené les siècles de barbarie.

M. d'Alembert n'auroit pas cru pouvoir s'autoriser de ces exemples fameux, et s'en faire un titre qui fondât pour lui l'espoir d'une double célébrité; mais ses amis, frappés de la justesse de ses idées, à quelque genre d'étude qu'il les appliquât, et de la lumière qu'il portoit sur les ob jets dont il s'occupoit, cherchèrent à attirer ses regards vers la littérature; ils demandèrent à son génie le développement des vérités importantes pour le genre humain, et ils obtinrent aussi de son esprit des observations fines sur les Arts;

bientôt il les fit jouir du succès que méritèrent généralement les éloges de Bernouilli et de l'abbé Terrasson; heureux de marquer ses premiers pas dans cette carrière, par un double hommage rendu à un philosophe-pratique et à un géomètre, dont il réunissoit à un égal degré, et les vertus et le talent. C'est par cette influence indéfinissable du hasard sur les travaux mêmes du génie, qu'il se trouva préparé au ton qu'un jour il devoit prendre, perfectionner et varier, dans cette suite d'éloges littéraires qui, commençant par un géomètre, a fini par une appréciation juste et fine des talens de l'auteur du Glorieux, et du chantre de Vert-Vert.

Le ton ferme et simple, la maturité de l'esprit, la supériorité de raison qui caractérisoient ces deux coups d'essai, l'éloge de Bernouilli et l'éloge de Terrasson, laissoient tout attendre d'un écrivain qui s'annonçoit ainsi, et déjà il ne pouvoit plus étonner par des succès plus marqués. Mais pour remplir l'attente du public il faut la surpasser, et c'est ce qui arriva, lorsque son nom parut avec celui d'un célèbre coopérateur, au frontispice du plus beau monument littéraire de notre siècle.

Sur les fondemens posés par l'immortel Bacon, s'élevoit cet ouvrage qui, par son étendue, par la seule audace de l'entreprise, commande, pour ainsi dire, l'admiration même avant de la justifier; qui ajoute toutes les connoissances de notre âge à celles des âges précédens, et les assure aux

âges à venir; qui, depuis les procédés les plus usuels des arts, depuis les pratiques les plus vulgaires de l'industrie, jusqu'aux sciences les plus abstraites, jusqu'aux spéculations les plus sublimes, rassemble tous les trésors de l'esprit humain; qui, par l'ordre dans lequel il dispose toutes ses richesses, ou trop isolées ou trop accumulées jusqu'alors, en fait mieux jouir leurs possesseurs; qui, montrant aux Arts la connexion qui existe entr'eux, révèle aux artistes les secrets les uns des autres, les étonne souvent de leur voisinage mutuel, les avertit de leur fraternité; enfin, leur apprend qu'ils ont tous une patrie commune, ou plutôt semble la créer pour eux : monument immortel que nous avons vu', aux acclamations de l'Europe entière, terrasser l'envie qui s'étoit efforcée de le dégrader, et qui, par un avantage unique dans son imperfection même, associe dès ce moment ses auteurs à la gloire de la perfection qu'il doit obtenir un jour.

Dans cette immense collection, parmi des noms presque tous distingués, et dont plusieurs sont chers à l'académie, M. d'Alembert, rédacteur de l'ouvrage, auteur de toute la partie mathématique, l'est encore d'un grand nombre d'articles importans en des genres souvent presqu'opposés; traite avec un égal succès une question de physique, une matière de goût, un point de morale, un synonyme françois, et laisse ses lecteurs incertains, s'ils doivent admirer davantage, ou la multitude de ses connoissances, ou la variété de ses

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