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sensible; il ne sait plus s'en séparer. C'est auprès d'elle qu'il compose ces nombreux ouvrages qui répandent sa renommée dans l'Europe; c'est près de sa nourrice qu'il médite Newton, qu'il traduit Tacite, qu'il analyse Montesquieu; c'est-là, (il faut le répéter, l'orgueil n'ensevelit point ses titres, pourquoi la gloire n'auroit-elle pas le droit de montrer les siens?) c'est-là que lui parviennent ces lettres par lesquelles des Souverains l'appèlent dans leurs Etats, celles par qui Voltaire lui communique ses pensées ; enfin, c'est de là qu'il part tous les jours pour venir apporter de nouvelles lumières dans les sanctuaires les plus célèbres des sciences et des lettres.

Dans ce même asile où tant d'hommages venoient chercher le savant illustre, l'infortune et le talent dans l'indigence trouvoient encore plus souvent un appui. Les malheureux ne surent jamais qu'il n'avoit que le simple nécessaire, et il n'en vit jamais un seul sans se croire riche. Il regardoit toute espèce de luxe comme un crime contre la société, tant qu'il existe un seul homme dans le besoin. J'en atteste tous ceux que sa bonté compatissante a si souvent secourus, et ces enfans dont les talens précoces, mais négligés par une famille indigente, l'ont toujours rencontré venant leur offrir des secours.

C'est ainsi que s'écoulèrent cinquante années de la vie de M. d'Alembert, et lorsqu'enfin, aux approches d'une vieillesse prématurée, les vives

sollicitations de ses amis, les infirmités de l'âge, le déterminèrent à se rapprocher du lieu où vous tenez vos séances, par quels soins attentifs n'a-t-il pas rendu cette séparation moins douloureuse pour la famille intéressante qui resta toujours la sienne! On peut le louer sans doute des secours qu'il prit soin d'assurer à sa nourrice, à son mari, à ses enfans, bienfaits qu'il voulut rendre durables, et qui survivent encore au bienfaiteur ; mais il savoit bien que le sentiment peut se satisfaire, et non pas s'acquitter par des dons. Vous l'avez vu jusqu'à ses derniers jours retourner avec une assiduité filiale dans cette simple demeure où sa présence étoit le plus doux de ses bienfaits, où l'on jouissoit, non de sa renommée, mais de ses sentimens ; où il a toujours laissé ignorer qu'il fût un grand homme, mais où l'on n'oubliera jamais qu'il fut bon, reconnoissant et généreux. Vous pensez, Messieurs, que de tels titres sont bien au-dessus de sa gloire littéraire; les regrets ignorés et cachés, ces tributs secrets qu'obtiennent les vertus privées d'un homme célèbre, mériteroient seuls l'éloge public que l'usage décerne aujourd'hui à ses talens, et j'ignore si c'est à M. d'Alembert ou à vous, Messieurs, à qui je rends un hommage plus pur, en observant que l'homme dont la mémoire appelle ici une assemblée imposante, est pleuré dans ce moment même par les enfans obscurs d'un obscur artisan que la vertu a faits ses frères.

RÉPONSE

De M. le marquis DE CONDORCET, directeur de l'Académie françoise, au discours de M. le comte DE CHOISEUIL-GOUFFIER.

DES

Monsieur,

Es entreprises utiles aux lettres, et de bons ouvrages, donnent également des droits à la re, connoissance publique; et l'Académie, en vous adoptant à ce double titre, n'a été que l'interprète d'un sentiment commun à tous les amis de la littérature et de la philosophie."

Vous avez offert un grand exemple aux jeunes gens à qui le sort a fait le présent dangereux d'une grande fortune. Dans un âge où le goût de la dissipation obtient facilement l'indulgence, et la mérite peut-être, où l'on appelle sages ceux qui s'occupent de leur avancement ou de leur intérêt, amateur ardent, mais déjà éclairé, de l'antiquité et des arts, vous avez tout quitté pour aller en étudier les débris au milieu des ruines d'Ephèse et d'Athènes, et interroger les monumens de ce peuple si aimable et si grand, à qui nous devons tout, puisque nous lui devons nos lumières. T On vous a vu, entouré des paisibles instrumens des Arts, visiter les mêmes contrées que vos an

cêtres n'avoient parcourues qu'en pélerins conquérans; vous êtes revenu chargé de dépouilles plus précieuses aux yeux de la raison, que celles qu'ils ont obtenues pour prix de leurs exploits: et une compagnie savante, que l'Académie françoise s'honorera toujours d'avoir vu naître dans son sein, a cru ne pouvoir récompenser votre entreprise d'une manière digne d'elle et de vous, qu'en oubliant tout ce qui vous étoit étranger, pour ne couronner que vos travaux littéraires.

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Tous ceux que les lettres et les arts occupent ou intéressent, ont lu avec avidité ce voyage la géographie a puisé de nouvelles lumières; où les cartes marines sont perfectionnées; où tant de monumens sont décrits avec précision et dessinés avec goût; où les mœurs, observées sans enthousiasme et sans humeur, sont peintes avec tant de vérité; un heureux emploi de l'histoire ancienne de la Grèce, y offre sans cesse des rapprochemens instructifs ou des contrastes piquans. Ce style simple et noble, si convenable à celui qui parle de ce qu'il a vu, et raconte ce qu'il a fait; une exactitude scrupuleuse sans longueurs et sans minuties; de la philosophie sans déclamation et sanssystème:tels sont les caractères de cet ouvrage. L'auteur y paroît constamment animé par l'amour de l'humanité, par un sentiment profond de l'égalité primitive des hommes, qu'il est si doux de trouver dans ceux qui, s'ils n'avoient qu'une ame commune et des talens ordinaires, auroient tout

à perdre par la destruction des préjugés. Ce sentiment est au fond de votre cœur comme dans vos ouvrages, et vous avez montré, dans des circonstances difficiles, que le respect pour la qualité d'homme étoit toujours, et votre premier mou, vement, et votre premier devoir.

Une nouvelle carrière s'ouvre devant vous. Ces mêmes peuples qui vous ont vu avec étonnement dessiner les monumens antiques que leur indifférence foule aux pieds, vous reverront, trop tôt pour nous, honoré de la confiance d'un Prince, leur fidèle et généreux allié. La politique de l'Europe (du moins celle qu'on avouoit) fut longtemps dirigée contre cet empire, alors redoutable; et aujourd'hui celle de plusieurs Etats, semble chercher à le soutenir ou à le défendre : mais ce qui doit honorer, et notre pays et notre siècle, elle ne veut employer que des moyens avoués par la justice, et conformes à l'intérêt général de l'humanité. Menacé par des Nations puissantes et éclairées, le trône des Ottomans ne peut subsister s'ils ne se hâtent d'abaisser les barrières qu'ils ont trop long-temps opposées aux sciences et aux arts de l'Europe. Cette vaste domination, qui embrasse tant de belles contrées, qui renferme tant de peuples jadis si célèbres qui, s'étendant des sources du Nil aux rives du pont Euxin, réunit tous les climats, et devroit réunir toutes les pro ductions, ne peut plus appartenir qu'à une Nation qui connoisse le prix des lumières. Les lu

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