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pas intéresser seulement ceux qui cultivent les lettres; qu'elle doit être l'histoire des travaux et des progrès de l'esprit humain, le tableau de l'influence que peuvent avoir sur la conduite de la vie, sur le caractère ou sur les vertus des hommes " le goût de l'occupation et la culture de l'esprit, C'est là qu'on peut étudier l'homme dans ceux de son espèce qui ont le plus perfectionné leur raison, qu'on peut observer l'empire des préjugés populaires sur les hommes.que leur éducation auroit dû y soustraire, et l'influence lente, mais sûre, du jugement des hommes éclairés sur les opinions du peuple. C'est-là qu'on peut apprendre à connoître la marche des préjugés, qui tantôt remontent du peuple à ceux qui devroient l'éclairer et le détromper, et tantôt commencent par les hommes instruits, descendent d'eux au vulgaire, et gouvernent le peuple long-temps après que ceux qui exercent leur raison ont su les rejeter.

Soixante-dix éloges d'académiciens, différens par leur génie, par leur état, par le genre de leurs productions, ont occupé pendant quelques années les loisirs de M. d'Alembert; et dans ces ouvrages, variant son style avec ses sujets, toujours ingénieux, toujours clair, il montre partout une raison supérieure, une philosophie vraie et élevée, dont il a souvent l'art d'adoucir les traits pour la rendre plus usuelle, plus utile au grand nombre.

Ce goût exclusif pour ce qui est utile et vrai, étoit un des traits caractéristiques de son génie, et domine dans ses éloges comme dans ses autres ouvrages. M. d'Alembert rejetoit avec dégoût tout ce.qui, dans les sciences, n'étoit pas appuyé sur les faits ou sur le calcul. Un système brillant, une théorie incertaine, quelque profonde qu'elle fût, n'étoient à ses yeux que des bagatelles sérieuses indignes d'occuper des hommes. Dans la philosophie, il dédaignoit toutes ces opinions spéculatives où l'esprit trouve sans cesse à creuser plus avant dans un terrain toujours stérile ; il haissoit la subtilité, et parce qu'elle nous égare, et parce qu'elle consume en de vains travaux notre temps et nos forces ; il ne craignoit point de trop rétrécir le champ où l'esprit humain peut s'exercer, parce qu'il savoit qu'il reste assez de vérités utiles à découvrir pour occuper les hommes de tous les âges.

Plusieurs des éloges de M. d'Alembert ont été lus dans les séances publiques de l'Académie ; on se rappelle les applaudissemens qu'ils ont excités: l'effet qu'ils ont produit est présent à l'esprit, à l'ame de ceux qui m'écoutent, et qui, encore remplis de ce qu'ils ont entendu, me reprochent peut-être que l'amitié n'ait pu m'élever assez audessus de moi, pour exprimer d'une manière plus digne d'eux leur reconnoissance et leurs regrets.

M. d'Alembert, au moment où l'Académie s'est séparée, étoit persuadé de sa fin prochaine : on l'avoit vu supporter avec impatience des infirmi

tés qui lui ôtoient la liberté de travailler et d'agir; mais il vit approcher d'un œil ferme le terme de sa vie. Quand il sentit que sa carrière étoit finie pour les sciences et pour les lettres, il supporta avec constance des maux qui n'étoient plus que pour lui, et renonça même au desir de prolonger une existence qu'il regardoit comme inutile. Supérieur à ce courage d'ostentation qui se plaît à combattre avec la douleur pour avoir l'honneur de la vaincre, il cherchoit à s'en distraire et à l'oublier mais il savoit soutenir avec une fermeté tranquille l'idée de sa destruction, lorsqu'il y étoit ramené par des soins que lui inspiroit sa bienfaisance, ce sentiment de toute sa vie, dont il voulut étendre les effets au-delà même de son existence. Occupé du progrès des sciences et de la gloire de l'Académie jusque dans ses derniers momens, il jouissoit des succès d'un confrère sofi ancien ami, qui l'a remplacé dans cette compagnie il me parloit du devoir dont je m'acquitte aujourd'hui envers sa mémoire ; et par un sentiment d'amitié qui fermoit ses yeux sur tout autre intérêt, il daignoit se féliciter que le sort m'eût confié cet emploi douloureux. Il oublioit ses maux, et sortoit de son abattement pour s'intéresser à ces expériences qui ont ouvert un nouvel élément à l'activité des hommes. Il versa quelques larmes sur la perte de l'illustre Euler, en voyant avec tranquillité qu'il alloit suivre bientôt le seul de ses rivaux que la postérité, plus impar

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tiale et plus éclairée que les contemporains, osera peut-être placer à côté de lui. Mais je sens Monsieur, que je m'arrête trop long-temps sur ces détails si cruels et si chers. Accoutumés tous deux à regarder son amitié comme une partie de; notre bonheur, liés par le sentiment qui nous unissoit à lui, et maintenant par celui d'une douleur commune, nous pourrions, dans un entretien solitaire, adoucir nos peines par le plaisir de nous en occuper sans partage: mais les pleurs de l'amitié doivent couler dans le silence, tandis que l'Europe retentit des regrets des savans qui ont perdu celui qu'ils regardoient comme leur maître. et leur modèle ; que les nations étrangères se plaignent de ne plus entendre cette voix dont les sages leçons leur ont été si utiles, et que le tombeau du Newton de notre siècle est honoré par les larmes du héros qui a égalé Gustave-Adolphe par l'éclat de ses victoires, et l'a surpassé par son génie.

DISCOURS

Prononcé le 27 janvier 1785, par M. l'abbé MAURY, lorsqu'il fut reçu à la place de M. DE Pompignan.

SUR L'ÉTUDE DES ANCIENS ET LA POÉSIE LYRIQUE.

Messieurs,

S'IL se trouve dans cette assemblée un jeune homme, né avec l'amour des lettres et la passion du travail, mais isolé, sans appui, livré dans cette capitale au découragement de la solitude, et si l'incertitude de ses destinées affoiblit le ressort de l'émulation dans son ame abattue, qu'il jette sur moi les yeux dans ce moment, et qu'il ouvre son cœur à l'espérance, en se disant à lui-même: Celui qu'on reçoit aujourd'hui dans le sanctuaire des lettres, a subi toutes ces épreuves. Du fond de son obscurité, il porta ses regards sur cette compagnie; il y aperçut les premiers hommes de la littérature, et les plus vertueux, les plus dignes amis des lettres, et leurs plus zélés protecteurs'; et il se persuada que si, par un heureux effort, il parvenoit à s'en faire connoître, il devroit bientôt à leur indulgence les plus précieux encouragé

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