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le plus parfait de l'antiquité; mais, soit que sa retraite l'eût détourné de cette heureuse idée, soit que la foiblessé du caractère d'Enée l'eût rebuté, soit enfin qu'il fût effrayé de la ressemblance inévitable de Didon avec Ariane, que Thomas Corneille avoit peinte, non pas avec le coloris et l'élégance de Racine, mais avec des traits si naturels et si touchans, l'auteur de Phedre avoit laissé à M. de Pompignan la gloire de faire passer du poème latin sur la scène françoise, le personnage le plus intéressant que le génie antique eût jamais inventé. Un plan sage, des caractères soutenus, des ressorts vraisemblables et tragiques, une sensibilité qui égale souvent l'éloquence des personnages à l'intérêt des situations, un style enfin où l'on auroit pu désirer plus d'énergie, mais déjà pur, attachant et périodique, annoncèrent dèslors à la nation un élève formé dans l'art d'écrire et dans la connoissance du cœur humain, à l'école de Virgile, de Racine, de Métastase; et ses principes de goût ont toujours attesté depuis que son talent méritoit de les avoir pour maîtres et pour modèles.

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L'amour passionné de M. de Pompignan pour les anciens, ce sentiment, la marque la plus sûre des bons esprits, manifesté en lui dès sa jeunesse, ne s'est jamais ni affoibli ni corrompu ; et ce n'est pas un éloge médiocre à lui donner en présence des dépositaires du goût. Je sais, Messieurs, qu'on ne lit presque plus aujourd'hui les ouvrages

de l'antiquité que dans les colléges. Des études profondes épouvantent de jeunes littérateurs, plus impatiens de renommée qu'avides d'instruction, et qui échangent les frivoles succès de nos cercles, avec cette gloire tardive, mais durable, qui leur survivroit dans l'avenir. Il faut savoir vivre long-temps seul quand on veut devenir célèbre. Tout homme de lettres, qui a pour les anciens une estime profondément sentie, écrit ordinairement avec goût; et on s'aperçoit, à son style naturel et simple, qu'il a puisé l'idée et le sentiment du beau dans leur source. En effet, c'est dans les anciens que nous trouvons cet ensemble, ces développemens, cette chaîne de conceptions qui forme le tissu du style, cette vérite d'expression qui est l'image vivante de la pensée, cette justesse de goût qui respecte toujours la langue et ne la tourmente jamais, ce ton de la nature qui n'exagère rien et qui n'affoiblit rien, cette simplicité touchante à laquelle on n'ose s'abandonner que lorsqu'on a le courage du bon goût et la conscience de son talent. C'est dans le commerce des anciens que nous contractons cette 'habitude constante de creuser un sujet une pensée, un sentiment, avec laquelle un génie méditatif atteint aux profondeurs de la nature, tandis qu'un esprit léger effleure à peine des surfaces. C'est en lisant les anciens que l'on peut s'approprier une foule d'expressions neuves: plus on les imite, plus dans sa propre langue on de

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vient soi-même original; et l'on reconnoîtra, Messieurs, au nombre, au mouvement, à l'harmonie du style, un écrivain qui a fréquenté les auteurs de l'antiquité, comme autrefois la fable trouvoitune voix plus mélodieuse aux oiseaux qui avoient voltigé sur le tombeau d'Orphée. Je ne crains pas d'être démenti par vous, Messieurs, en avançant que le talent dépend souvent de l'instruction, et que la perfection du style, dans notre langue, tient plus que l'on ne pense à une étude réfléchie des langues anciennes. Quel est l'homme de lettres qui ne sente chaque jour, par le besoin de traduire sa pensée en latin pour parvenir à l'exprimer, combien le célèbre Arnaud avoit raison de dire qu'on apprend à écrire en françois, en lisant Cicéron? Si Racine avoit moins médité la langue de Tacite, il n'auroit point écrit Britannicus avec la couleur et l'énergie de l'historien latin; s'il avoit été moins familier avec la langue d'Homère et de Virgile, on n'en eût pas retrouvé le charme dans Iphigénie et Andromaque; comme on n'eût point reconnu l'esprit et l'accent des livres saints dans Athalie, s'il n'eût pas été imbu, dès son enfance, du style des prophètes à l'école de Port-Royal. Enfin, Messieurs, il me semble que les anciens sont, dans la littérature, ce que sont les vétérans dans les armées, des hommes éprouvés auxquels, sur la foi de leur gloire, on peut se confier pour s'en laisser conduire. Aussi voyons-nous que jamais les anciens n'ont

été plus honorés que par les plus illustres des écrivains modernes. Jamais Homère n'a été mieux loué que par Fénelon, Euripide que par Racine, Pindare que par Rousseau, Phèdre qué par La Fontaine, Horace que par Boileau, Aristote et Pline enfin, que par ce grand - 'homme leur émule (1), que je vois placé au milieu de vous, comme une des principales colonnes de ce temple.

Qu'on me pardonne cette digression dans l'éloge d'un homme de lettres qui avoit voué aux anciens le culte le plus constant. Il suffit en effet de parcourir les ouvrages de M. de Pompignan, pour juger de sa piété littéraire envers l'antiquité, comme du caractère dominant de son esprit. Je voudrois en vain dissimuler, Messieurs, que dans ses traductions des Géorgiques et de quelques livres de l'Énéïde, il n'a ni l'imagination dans l'expression, ni la couleur, ni l'harmonie, ni la verve et le mouvement toujours animé, toujours varié de ce traducteur célèbre, qui parmi vous a porté la magie du style à un si haut degré de perfection; mais au moins, ces traductions de M. de Pompignan réunissent-elles d'une manière trèsestimable, la fidélité, la clarté, le naturel, la précision, souvent assez de nombre et de mélodie pour satisfaire même une oreille délicate, et singulièrement ce goût sage et pur qui ne tient pas

(1) M. de Buffon,

sans doute lieu du génie, mais qui, dans les ouvrages d'agrément, peut quelquefois consoler de son absence. Tous ces caractères, je ne dis pas d'un talent éminent, mais d'un bon esprit, se font de même apercevoir dans les traductions en vers qu'il a données de l'éloquente élégie d'Ovide à son départ de Rome pour son exil, du voyage charmant d'Horace à Brindes, des plus belles odes de Pindare et d'Horace, de quelques morceaux de Lucien, de Dion Cassius, enfin du poème philosophique et moral des Travaux et des Jours, chef-d'œuvre d'Hésiode, et l'un des plus précieux monumens de la poésie antique, où le traducteur françois réunit quelquefois l'énergie de Juvénal à la précision de Despréaux. C'est ainsi que M. de Pompignan s'est constamment attaché à faire revivre, sous les yeux de la littérature françoise, les modèles de l'antiquité. Dans les époques de la décadence du goût, les hommes éclairés par de longues études, et qui s'intéressent sincèrement à la gloire des lettres, ne peuvent pas sans doute créer les talens; mais ils peuvent du moins rappeler à la génération naissante les principes et les exemples consacrés par le suffrage de toutes les nations et de tous les siècles; comme chez les anciens peuples on alloit, dans les temps de calamité, tirer du fond des temples les statues des héros et des Dieux, pour les offrir de plus près aux regards et aux hommages des citoyens.

La traduction d'Eschyle est, dans ce genre de

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