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travail, le service le plus signalé que M. de Pompignan ait rendu aux lettres. Eschyle, le père de la tragédie, et peut-être lui-même le plus tragique des poètes grecs, donne aux passions le carac tère le plus énergique et le plus terrible dans l'Agamemnon, dans les Coëphores, dans les Euménides. Il trempe sa plume dans le sang pour peindre le crime, la vengeance, le remords ; mais des métaphores souvent trop hardies ou trop forcées, ou peut-être restreintes aux mœurs de la Grèce, obscurcissoient la pensée d'Eschyle, et la rendoient impénétrable aux hellénistes les plus profonds, et aux scoliastes eux-mêmes. M. de Pompighan semble avoir dissipé le premier ces ténèbres, comme il est le premier qui, dans notre langue, ait osé traduire Eschyle tout entier. C'est dans cette traduction, dont les traits libres et hardis ressemblent aux premiers mouvemens du génie, qu'on voit un grand littérateur sans aucun faste de notes ambitieuses ou superflues. Jamais poète dramatique, avant lui, n'avoit traduit des tragédies; et l'on sent, à cette lecture, combien son talent venoit heureusement au secours de son érudition. On lit l'Eschyle de M. de Pompignan sans penser jamais au traducteur qui, à force d'art, s'efface lui-même et disparoît. C'est en effet, Messieurs, le triomphe d'un écrivain qui traduit, de s'éclipser devant ses lecteurs, pour concentrer toute leur attention sur l'auteur qu'il veut reproduire; comme c'est le triomphe d'un orateur de

se faire oublier pour montrer le héros qu'il célèbre; comme c'est le triomphe du poète dramatique de se cacher à l'ombre du

fait parler.

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personnage qu'il

Des services moins éclatans, dont la république des lettres est redevable à ce savant écrivain, mais

qui ajouteront à sa gloire quand ils seront connus, sont conservés, Messieurs, dans l'immense recueil de ses correspondances. C'est un riche et vaste dépôt de littérature, de jurisprudence et d'histoire, et par-tout on y est étonné de l'étendue et de la variété de son érudition. Vous pouvez juger d'avance, Messieurs, du singulier mérite de cette collection, plus volumineuse que les œuvres de M. de Pompignan, par les idées, les vues, les principés de goût qu'il a développés dans la lettre universellement estimée qu'il écrivit à Racine le fils, auquel il demandoit et proposoit des observations sur les ouvrages de son illustre père. Mais ce qui m'a sur-tout frappé dans cette lecture, c'est l'intérêt que prend son cœur dans ce commerce d'instruction. Cet écrivain, si austère avec le public, semble amollir son style et l'attendrir au nom de l'amitié, dont il a la cordialité, l'abandon, les aimables inquiétudes, et son ame lui fait développer alors un nouveau talent, celui d'une douce éloquence. Ainsi, Messieurs, ce qui, dans l'art d'écrire, lui a le moins coûté, sera peut-être ce qui honorera le plus sa mémoire; et il aura ce trait de ressemblance avec M. le chancelier d'A

guesseau, dont il fut chéri et estimé, que seš lettres seront l'un des plus beaux monumens de ses travaux et de son génie.

On s'aperçoit, Messieurs, en lisant attentivement les ouvrages de M. de Pompignan, et en les comparant avec ses lettres, que toutes les fois qu'il les destinoit à paroître aux yeux du public, la sévérité de son goût surveilloit de près et intimidoit son talent. C'est là ce qui refroidit souvent son imagination dans ses épîtres morales, parmi lesquelles cependant je crois devoir en distinguer une qui respire la sensibilité la plus ingénue et la plus touchante; elle est adressée à son fils mort au berceau, qu'il voit au milieu des chœurs des anges, et qu'il invoque avec l'onction d'une piété respectueuse, mais avec l'ascendant de la paternité. C'est, j'ose le dire, Messieurs, l'une des plus belles idées chrétiennes que la poésie ait jamais

conçues.

Mais comment est-il donc arrivé, Messieurs, qu'avec ce goût scrupuleux et craintif qui semble, devant le public, faire vaciller la plume de M. de Pompiguan, il se soit comme abandonné au genre de poésie qui demande le plus de courage et d'audace, je parle du genre lyrique? C'est que peutêtre rien n'est plus naturel que de se précipiter ainsi hors de sa sphère, lorsqu'on a le sentiment ́de sa timidité, et qu'on s'efforce de la vaincre. De là vient, Messieurs, que dans ses odes il a plus d'élans heureux que de mouvemens soutenus,

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parce que la force de résolution n'a qu'un moment, et que, dans le génie comme dans l'ame, il n'y a que la force de caractère qui soit constante. Ici, Messieurs, je dois rappeler à l'avantage de M. de Pompignan, une observation qu'on a faite avant moi; c'est que le genre de l'ode a perdu parmi nous le grand intérêt qui l'animoit dans les beaux climats où elle prit naissance. Chez les Grecs, le poëme lyrique n'étoit rien moins qu'un jeu fictif de l'imagination, ou l'essor d'un enthousiasme solitaire. Le poète étoit réellement l'organe de la religion ou de la gloire, l'interprète des sentimens de la patrie, et le prêtre des Muses. On l'appeloit aux jeux olympiques, aux jeux pythiques, aux jeux isthmiques, aux courses néméennes, pour célébrer et couronner les vainqueurs, avec l'autorité d'un ministère public, en présence de la Grèce assemblée ; et c'étoit alors que le nom de poète étoit véritablement sacré (1), selon l'expression de Cicéron. Au milieu de ces grands spectacles, il étoit facile sans doute à un homme éloquent d'être saisi d'un enthousiasme soudain : mais comment, dans nos constitutions modernes, ce feu divin allumera-t-il avec la même ardeur l'imagination d'un poète qui n'a plus qu'un objet idéal et qu'un personnage isolé? Cependant, malgré cette espèce de dégradation du genre lyrique, quoique le génie d'Horace n'ait été secondé qu'une

(1) Verè sanctum poetæ nomen. Pro Archiâ poetâ.

seule fois par l'appareil de ces solennités nationales, le poète latin marche avec gloire après Pindare qu'il imite, et qu'il compare lui-même à un fleuve impétueux qui n'a point de fond. Malherbe et Rousseau ont fait aussi de très-belles odes dans notre langue. M. de Pompignan, quoiqu'inférieur à l'un et à l'autre, s'est montré, dans la force de son talent, digne de les suivre ; et j'oserai dire qu'il égala un moment Rousseau, en déplorant sa mort. C'est dans cette ode, Messieurs, que l'on admire l'une des plus sublimes strophes qui ait jamais été composée dans aucune langue; et ce qui ajoute encore à son mérite, c'est qu'elle est consacrée à célébrer le triomphe du génie sur l'envie. Inscrivons donc sur sa tombe, comme F'épitaphe la plus digne d'un poète lyrique, cette strophe à jamais mémorable, par la réunion d'une grande idée à une si grande image; et comme elle peint les travaux des gens de lettres, franchissant les âges pour éclairer l'univers, qu'il me soit permis de répéter dans son éloge cette magnifique apologie des grands-hommes, dont M. de Pompignan aura la gloire d'être l'immortel vengeur.

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Le Nil a vu sur ses rîvages
Les noirs habitans des déserts
Insulter, par leurs cris sauvages,
L'astre éclatant de l'Univers.
Cris impuissans! fureurs bizarres!
Tandis que ces monstres barbares

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