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TABLEAU

DÉS RÉVOLUTIONS DE L'ÉLOQUENCÉ,

Par M. TARGet;

Dans le discours qu'il prononça le 10 mars 1785, lorsqu'il fut reçu à la place de M. l'abbé ARNAUD.

Messieurs,

LORSQUE, dans l'ardeur du premier âge, jë résolus de consacrer mes jours à l'étude des lois et à la défense des opprimés, mon cœur se proposoit des récompenses : j'aspirois à ce plaisir si pur que donnent les succès de la vérité et de la justice; j'étois sensible à ce que la confiance publique à d'honorable; je jouissois d'avance de la vue des malheureux que je pourrois consoler et défendre, des douceurs de leur amitié, seul prix qui soit véritablement digne des services rendus par le zèle; et, au terme de la carrière, j'osois entrevoir quelque considération, quelques heureux souve nirs, et cette douce réputation qui n'a ni l'éclat ni les orages de la renominée. Ma paisible ambi tion avoit borné là tous ses voeux, quand l'espoir

imprévu de vos suffrages est venu tout-à-coup briller dans ma retraite. Cependant, un siècle entier s'étoit écoulé, depuis la mort de Patru, l'un de vos premiers Académiciens; Barbier d'Aucour lui avoit survécu peu d'années; aucun de ceux qui ont suivi la même carrière, n'étoit parvenu aux mêmes honneurs : comment pouvois je m'expliquer à moi-même la distinction dont vous me permettiez de concevoir l'espérance?

Vous avez pensé, Messieurs, que le temps est venu, où les récompenses préparées pour les lettres doivent entrer dans tous les états qui ne leur sont pas étrangers: c'est le Barreau françois que vous avez voulu adopter, en y laissant tomber presque au hasard un rayon de votre gloire: aussi ne m'avez-vous pas demandé de titres littéraires; je n'en possédois aucun, et si j'avois pu vous en offrir, j'aurois peut-être été moins propre à faire sentir l'intention de votre choix.

Quel sera donc le tribut que j'oserai présenter à votre illustre Compagnie? Je vous parlerai d'un art que j'ai trop peu connu, mais que j'ai dû étudier et chérir. Retracer les révolutions de l'éloquence, ce sera, Messieurs, me retrouver presque à chaque pas au milieu des plus beaux monu mens de votre histoire : eh! pourrois-je vous marquer plus convenablement toute l'étendue de ma reconnoissance, qu'en répétant dévant mes maitres les leçons que j'ai recueillies dans leurs ouvrages?

la

Toutes les grandes choses ont été faites par puissance de la parole. Si je remonte aux premiers âges, les traditions de la fable, souvent plus instructives que les faits historiques, nous représentent un homme, orateur à-la fois et poète, élevant la voix dans des climats sauvages, pour chanter les Dieux, la morale et les lois; le charme de son éloquence, soutenue du pouvoir de l'harmonie, adoucit la férocité du genre humain ; les bois antiques tombent, les hommes se rapprochent, les familles s'unissent, les sociétés se forment, et la terre se couvre d'habitations et de cités.

Placé entre les spectacles de la nature et des ames neuves, susceptibles de grandes émotions, l'orateur exerçoit alors un pouvoir invincible. Tout étoit éloquence dans ces temps primitifs, où tout parloit aux sens : l'imagination avoit peuplé l'univers; les enfans vivoient entourés des manes de leurs aïeux ; chaque objet étoit un monument dont la vue rappeloit une idée intéressante, ou réveilloit la sensibilité : une pierre brute, au milieu d'un champ, transmettoit jusqu'à la dernière postérité les souvenirs dont elle étoit dépositaire; les révolutions physiques et les faits de l'histoire revivoient pour chaque génération, par la présence de leurs emblêmes; et c'est ainsi que, parmi les peuplades du nouveau Monde (espèce d'antiquité dont nous sommes contemporains), les conventions, les traités, les alliances, se font encore par des symboles qui en conservent la mémoire.

L'établissement des sociétés et des lois étendit le règne de la pensée, et borna celui de l'imagination; et depuis ce moment, les destinées de l'éloquence furent toujours attachées aux révolutions des Gouvernemens et des mœurs.

Sous l'empire d'un seul, elle perdit de sa puissance et déchut de sa gloire ; elle descendit à la flatterie, ou dégénéra en déclamations.

Au sein de la liberté républicaine, moins poétique, il est vrai, que dans les temps sauvages, l'éloquence demeura noble, indépendanteet fière; la raison et la sensibilité, parlant dans une assem➡ blée de Souverains, durent être regardées comme le plus grand des moyens politiques, et c'est à elles qu'il appartint d'animer et d'entretenir l'énergie du caractère national qui, dans ces sortes de constitutions, est préférable à tout, même à la tranquillité publique.

Les siècles, en s'écoulant, amenèrent, à la suite de la prospérité, les finesses du goût et la perfection des arts: à cette brillante époque, l'orateur connut mieux tous les secrets de la persuasion, mais déjà, peut-être, il avoit perdu une partie de son pouvoir.

J'ai considéré Athènes, sur-tout depuis Péri. clès; Athènes, si sensible aux beaux-arts, si rassasiée de chef-d'œuvres, si superbe dans ses dédains j'ai vu que ce peuple ingénieux ne craignoit pas un avis funeste autant qu'une faute de langage; ses impressions appartenoient moins à

la sensibilité de l'ame qu'au tact d'un esprit cul tivé, il jugeoit plus qu'il ne respectoit ses magistrats et ses orateurs, et dans leurs harangues harmonieuses il cherchoit, non des conseils utiles, mais des émotions et des spectacles.

Quel fut donc ce Démosthène, qui parvint à contenter les délicatesses et à gouverner l'esprit d'un tel peuple, qui ne perdit pas l'effet d'une seule de ses paroles sur des censeurs si difficiles, èt qui, sans les flatter, sans les séduire, prodigué de reproches et de vérités dures, marchant à son but sans détour, égal à son sujet, sans aller jamais au-delà, les accabla des forces de sa raison, les entraîna par la véhémence de ses mouvemens, et vécut enfin l'objet de leur admiration et l'arbitré de leurs conseils?

Cet autre peuple qui engloutit tous les Royaumes et toutes les Républiques, ne connut longtemps que la passion de la victoire. La conquête de la Grèce, en remplissant la ville de Rome des productions des arts, n'y transplanta point le génie des artistes. L'élégance et le goût, suite du luxe et de la richesse, produisirent cette urbanité si vantée, qui se fit remarquer peu de temps après la révolution des Gracques : mais dans les assemblées populaires, la censure que les hommes, publics eurent à craindre, fut toujours moins redoutable que celle dont la Grèce s'étoit armée contre eux; cependant l'orateur romain parut occupé sans cesse du soin de la prévenir. Aveo

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