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Le discours de M. l'abbé Millot se ressent du défaut de précision de la question proposée. On n'y reconnoît point la marche droite et sûre de son esprit; mais on y remarque une singularité qui intéresse en faveur de l'écrivain. M. l'abbé Millot n'avoit encore vécu qu'avec les livres, et c'est au commerce des hommes qu'il donne la préférence. Il fait plus; il trace presque en satirique le caractère de l'homme retiré et sauvage qui fuit la société pour se livrer tout entier à l'étude des livres; et ce caractère est le sien. Ce contraste, Messieurs, rappelle l'éloquent misanthrope, homme de lettres, décriant les lettres devant le même tribunal, l'Académie de Dijon. Mais si l'on a pu soupçonner le citoyen de Genève de sacrifier dans cette occasion l'intérêt de la vérité à celui de son éloquence; en voyant M. l'abbé Millot prononcer en faveur du genre de connoissance auquel il pouvoit le moins prétendre, on ne peut douter qu'il n'ait cru sacrifier l'intérêt de son amourpropre à celui de la vérité.

M. l'abbé Millot annonce dans ce discours le courage, , qui fut le caractère dominant de son esprit. Du sein d'une société qui ne rendit pas toujours justice aux écrivains les plus estimables, il osa louer Montesquieu et défendre l'Esprit des lois. Cette noble hardiesse indisposa contre lui ses confrères, et ne lui laissa plus l'espérance de trou ver parmi eux les premiers biens de l'homme de lettres, le repos et la liberté : mais cette disgrâce

lui fut utile, en le faisant sortir du vaisseau avant

le naufrage.

En quittant un état qui ne lui convenoit plus, il en conserva tout ce qui s'accordoit avec les heureuses qualités de son esprit et les vertus de son cœur : l'habitude à vivre de peu, qui donne l'indépendance; le goût de la retraite, qui économise le temps; l'amour du travail qui rend tout facile; et le désir d'employer ses talens à l'instruction publique, le plus noble objet des travaux de l'esprit.

Maître de lui-même et du choix de ses occupations, il s'exerça d'abord dans l'art si difficile d'écrire par la pratique la plus utile de toutes, la traduction; qui, laissant à l'écrivain la liberté de concentrer toutes les forces de son esprit dans la recherche de l'expression, l'accoutume à découvrir et à mettre en œuvre toutes les ressources de sa langue, pour rendre à-la-fois et la pensée et le sentiment, et l'image et le mouvement de son auteur; et qui, tenant ses yeux attachés et fixés de plus près sur les bons modèles, lui apprend, par l'imitation, à devenir lui-même un écrivain original: comme ces grands artistes modernes, dont nous admirons les chef-d'œuvres, ont d'abord copié l'antique, et par l'étude de l'art, s'élevant à l'expression de la nature, ont mérité d'être copiés à leur tour.

J'avouerai cependant, Messieurs, que, dansle choix de ses modèles, M. l'abbé Millot consulta

plus son admiration pour eux que ses forces: Démosthène fut l'un des auteurs qu'il essaya de tra duire. Ce même sentiment qu'accompagne souvent en secret la trompeuse espérance d'égaler ce qu'on admire, fut peut-être ce qui le jeta dans la carrière des Bourdaloues et des Massillons, où le poussoit sans doute encore l'espoir de servir les peuples, en portant dans le cœur des Rois les vérités de la morale publique, environnées de l'autorité de la religion. Mais il reconnut bientôt que des idées saines, un style pur, une marche sage, ne suffisent pas à l'homme qui veut émouvoir et persuader. Le caractère de son ame et celui de son talent se refusoient à ces mouvemens passionnés, sans lesquels il n'y a point d'éloquence. La foiblesse de son organe, sa timidité, l'embarras même de son maintien, l'empêchoient de prendre l'empire que doit exercer l'orateur sur ceux qui l'écoutent. Il se rendit justice; et après avoir prêché sans succès un avent à Versailles, et un carême à Lunéville, il se livra tout entier à la littérature, qui lui promettoit plus de gloire, et qui n'a pas trompé ses espérances.

Parmi les différens objets qui s'offroient à sa constante activité, il choisit l'histoire, et le désir qu'il eut toujours d'être utile à la jeunesse, borna son travail à des abrégés. Je dis des abrégés et non des élémens, quoiqu'il ait donné le titre d'Elémens à ses ouvrages historiques. L'histoire, qui peut choisir les faits, a des abrégés, les sciences seules

ont des élémens; encore est-il difficile d'assigner aucune différence réelle entre l'étendue que doi. vent avoir des élémens, et celle qu'on peut don. ner à des traités complets; puisque dans ceux-ci on ne doit rien laisser d'inutile, et que dans ceuxlà on ne peut omettre aucun des anneaux de la chaîne qui lie entre elles toutes les vérités.

En abrégeant ainsi l'histoire, M. l'abbé Millot semble, Messieurs, n'avoir fait que se soumettre d'avance à l'inévitable loi qu'imposera le temps. Lorsque je jette les yeux sur ces vastes dépôts des productions de l'esprit humain, qui découragent déjà la curiosité la plus effrénée et le plus ardent désir de savoir, je ne puis me défendre d'une pensée, moins douloureuse sans doute, mais semblable à celle qui frappa Xerxès à la vue de son innombrable armée. Il pleura sur cette multitude d'hommes qui, avant la révolution d'un siècle, ne seroient plus.

A l'aspect de nos grandes bibliothèques ne pouvons-nous pas dire aussi : Un jour viendra, après qu'une inépuisable fécondité aura augmenté sans mesure ces immenses collections, et que la seule nomenclature des ouvrages et des auteurs sera devenue l'objet d'une étude sans bornes, un jour viendra, où tous ces milliers de volumes seront en sevelis pour jamais dans le tombeau d'un éternel oubli?

Je sais qu'à cette espèce de destruction échap pera un petit nombre de chef-d'œuvres dictés par

le génie et conservés par le goût, comme au milieu des ruines de Thèbes la maison de Pindare fut épargnée par Alexandre. Mais tous les ouvrages volumineux, toutes les grandes compilations, tous les livres remplis de ces détails qui perdent leur importance, par l'éloignement, resteront inconnus ou dédaignés dans la poussière, faute de temps pour les lire et d'intérêt pour les rechercher. Le seul moyen d'en sauver quelques débris utiles, sera de tout abréger. Les historiens sur-tout doivent s'attendre à subir les premiers cette réduction, et il est aisé de la prévoir, quand on considère que toute l'histoire du genre humain, jusqu'au seizième siècle, forme à peine trente volumes, tandis que la plus longue vie du plus infatigable lecteur ne suffiroit pas pour dévorer ce que nous avons de livres sur l'histoire de France seule, depuis le règne de François Ier.

Pline le jeune a dit que l'histoire amuse et intéresse de quelque manière qu'elle soit écrite. M. l'abbé Millot ne s'est point prévalu de cette maxime, pour se dispenser de l'écrire avec soin: concis avec clarté, pur sans recherche, ni trop précipité ni trop lent dans sa marche, son style est précisément celui qui convient à des abrégés.

Il évite d'abord le grand écueil vers lequel le projet d'un abrégé semble entraîner un historien, je veux dire une trop grande briéveté. Il avoit conçu en homme de sens, que si les faits, accompagnés de trop de détails, surchargent et rebu

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