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pous ramène à cette vérité consolante qu'a si bien développée avant lui l'auteur ingénieux et profond de la Félicité publique, que le sort des hommes est meilleur aujourd'hui que dans ces siècles vantés par de faux politiques, par des moralistes exagérés, ou, ce qui est plus commun encore, par des misanthropes mécontens.

M. l'abbé Millot s'occupoit de ce grand travail, lorsque des divisions intestines vinrent troubler le pays qu'il habitoit, et le calme de ses études. M. le marquis de Felino devint l'objet d'un mouvement populaire qui alla jusqu'à mettre en danger sa personne et le petit nombre d'amis que lui

laissoit le malheur.

L'homme de lettres étoit de ceux que l'adversité n'écarte pas. Le Ministre n'osoit plus se montrer en public; il étoit menacé d'être brûlé dans sa maison. Dès-lors l'abbé Millot ne le quitte plus. On a beau l'avertir des périls auxquels il s'expose, et lui annoncer la perte inévitable de sa 'place: Ma place, dit-il, est auprès d'un homme vertueux, mon bienfaiteur, et qu'on persécute; je ne perdrai point celle-là. Sorte de courage qui, pour être passif et sans action, n'en est peut-être que plus difficile et plus rare, et qui se montre plus intéressant dans un homme que son caractère froid et des occupations paisibles sembloient n'appeler qu'à de plus douces et de plus faciles vertus.

Cette conduite ne pouvoit qu'augmenter, dans sa patrie, la considération que lui méritoient ses

talens. De retour en France avec les récompenses de la Cour de Parme, il obtint encore des grâces du feu Roi. Il reçut bientôt une marque distinguée de l'estime qu'il avoit inspirée, par la confiance que lui témoigna une illustre maison, en lui ouvrant le plus riche dépôt de l'histoire de notre siècle, et en l'engageant à se charger de la rédaction des mémoires du maréchal de Noailles.

On ne peut douter du mérite de la collection déposée entre les mains de M. l'abbé Millot, si l'on pense qu'elle fut formée par cet excellent citoyen qui posséda à un degré rare les talens de l'homme de guerre et ceux de l'homme d'Etat ; savant dans l'art militaire, sur-tout dans la partie de cet art la plus difficile et la plus importante, le plan des campagnes et la marche des armées; digne de l'hommage que lui rendoit Maurice de Saxe, en l'appelant son père et son maître ; à qui il n'a manqué qu'un succès que ses dispositions assuroient, si elles avoient été suivies, pour être compté au nombre des plus grands généraux de la Nation; et qui, dans la science de l'administration, portant un esprit éclairé et les meilleures vues qu'on eût de son temps, fut l'ame et la lumière des conseils jusques dans sa vieillesse la plus avancée.

Je ne dissimulerai point, Messieurs, que ce travail de M. l'abbé Millot n'a pas rempli l'idée qu'on en avoit conçue, et j'en rechercherai la cause, sans craindre de juger avec trop de sévérité

un écrivain estimable, qui me pardonneroit, s'il étoit vivant, de n'être que juste envers lui, même dans son éloge.

Dans tous ses écrits, M. l'abbé Millot montre une sorte d'esprit qu'on peut appeler philosophi que, pour le distinguer de l'esprit d'érudition; non pas que l'un et l'autre ne puissent se concilier dans un homme de lettres, mais parce que l'un ou l'autre peut faire son caractère dominant. L'esprit d'érudition aime les faits pour eux-mêmes; l'esprit philosophique ne les observe que par le rapport qu'ils ont avec quelque vérité générale : pour l'un, l'histoire est un tableau d'événemens; elle est pour l'autre un recueil d'observations et de maximes : l'un ne voit que les masses, l'autre n'observe que les détails: ainsi l'histoire générale, féconde en grands résultats, convient mieux à celui-là; l'histoire particulière, riche en anecdotes, est mieux placée entre les mains de celui-ci.

Aussi M. l'abbé Millot qui, travaillant d'après des papiers de famille, a dû y trouver des traces du caractère et de la vie privée de toutes les personnes qui jouent un rôle sur ce théâtre, ne les présente-t-il, non plus que le Maréchal lui-même, que comme des hommes publics; et trompant l'attente de ses lecteurs, il ne les fait jamais voir dans cet intérieur où les hommes pensent, agissent, parlent sans appareil et sans contrainte, et se montrent au naturel.

Mais quand même le caractère d'esprit de

M. l'abbé Millot l'auroit rendu propre à écrire des mémoires particuliers, il lui manquoit une disposition nécessaire pour donner à un ouvrage de ce genre le mérite qu'on y désire. Cette disposition est l'intérêt, qui ne peut se trouver que dans l'acteur ou le témoin.

Depuis les Commentaires de César, que sont tous les Mémoires connus, sinon les souvenirs de celui qui les a écrits? Et pour ne citer que ceux qui appartiennent à notre nation, Commines, Monluc, Rohan, la Rochefoucault, Retz, Villeroy, Torcy, ont tous vécu au milieu des événemens qu'ils racontent; ils nous intéressent, parce qu'ils se peignent eux-mêmes, et ne retracent que des objets dont ils ont été constamment entourés. Leurs regards ont été frappés, leur imagination saisie, leur ame émue; lorsqu'ils entreprennent d'écrire, ils trouvent toutes leurs idées présentes, toutes leurs passions encore vives, tous leurs sentimens en activité, et communiquant à leur style l'intérêt dont ils sont remplis, ils peignent toujours avec énergie, et ceux mêmes qui nous laissent entrevoir la partialité des passions, nous attachent encore à leurs récits, lorsque nous les soupçonnons d'altérer la vérité.

C'est ce caractère qui rend si attrayante la lecture des Mémoires du cardinal de Retz : cet écrivain dut son éloquence à la passion de l'intrigue et des factions, qui l'animoit, et qui fut à-la-fois le ressort de son ame et celui de son génie. Il

écrit en conjuré, et quoiqu'il conjure en se jouant, il est plein de chaleur, parce qu'il parle de lui et de ce qu'il aime, deux moyens sûrs de donner à son talent tout ce qu'il peut avoir d'action et d'effet.

Je n'ai garde, Messieurs, de présumer que des Mémoires écrits par le maréchal de Noailles luimême eussent été passionnés; mais l'homme qui avoit joué un si grand rôle dans les événemens qu'il raconte, les eût sans doute animés du plus grand intérêt; il y eût épanché eût épanché son ame; son ame; il y eût rendu compte des impressions diverses qu'avoient faites sur son esprit les grands objets qui l'avoient frappé, la cour de Louis XIV dans la vieillesse de ce Monarque, celle d'Espagne dans ses adversités, celle du Régent dans sa dissipation; il nous eût peint les divers personnages en action sur ces trois grands théâtres, leurs passions, leurs caractères; il nous eût dévoilé les ressorts cachés des événemens d'un demi-siècle; il eût donné de la couleur à tous ses récits et de la vie à tous ses tableaux. C'est ce qu'on ne pouvoit guères attendre d'un écrivain qui ne voyoit tous ces objets que dans l'éloignement et par les yeux d'autrui.

Mais en convenant qu'il manque aux Mémoires de Noailles ce qui donne l'ame à des Mémoires ́particuliers, l'intérêt de l'écrivain, je ne dois pas négliger, Messieurs, de rendre justice à cet ouvrage, estimable par l'étendue du travail qu'il a demandé; par la manière dont il est écrit ; par la

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