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liberté avec laquelle le rédacteur y juge les hommes et les affaires; enfin, par le tableau intéressant qu'il nous trace de ce Roi dont la gloire s'augmente à mesure que s'accroissent les lumières de la Nation qu'il a formée, et qui, loué déjà pendant un siècle entier, fournit encore de nouveaux traits à la louange, à mesure qu'on pénètre plus avant dans l'intérieur de sa vie et dans le secret de ses conseils.

Louis XIV, dans les mémoires de Noailles, n'est plus, à la vérité, le Monarque conquérant et partout victorieux, menaçant de son joug l'Europe alarmée; ce n'est plus le Souverain animant tous les Arts, imprimant un grand mouvement à tous les esprits, et donnant, comme Auguste, son nom à son siècle : mais on y voit encore le législateur qui, au milieu d'une guerre malheureuse, sait maintenir l'ordre et l'empire des lois; donnant à son administration cette stabilité qui augmente sans mesure l'utilité des sages institutions; ayant toujours dans les affaires l'esprit de suite, sans lequel rien ne se fait, parce que rien ne s'achève; ne retirant point sa confiance à ceux qui l'avoient une fois obtenue, les défendant lui-même contre leurs ennemis, et réservant pour ses affaires tout le temps qu'ils auroient perdu à se débattre contre l'intrigue; gouvernant une grande monarchie avec la vigilance d'un propriétaire et l'intérêt d'un père de famille, et faisant, dans toute la force naïve de ce terme populaire, le métier de

Roi, expression qu'il a ennoblie lui-même dans le Mémoire écrit de sa main, rapporté par M. l'abbé Millot. On y voit enfin le Monarque, grand dans ses revers, compatissant aux maux de son peuple, avouant les fautes qui les ont causés, reconnoissant des services reçus, l'ami de ses serviteurs, l'honnête homme dans le Roi. Et quel François ne saura gré à l'auteur des Mémoires de Noailles de nous avoir montré Louis XIV sous des traits si intéressans?

L'homme de lettres qui avoit si bien étudié Louis XIV, étoit propre sans doute à former un Prince du sang des Bourbons. Aussi cette auguste famille, dans laquelle on voit se perpétuer une heureuse alliance des talens militaires, de l'amour des lettres, et de la passion pour la gloire, qui fit le caractère du grand Condé, jeta-t-elle les yeux sur M. l'abbé Millot au moment où il s'agissoit pour elle du plus grand intérêt, celui de rendre l'héritier de tant de héros digne de ses ancêtres. Ce fut alors qu'admis par l'illustre chef de cette maison à une sorte de familiarité, qu'à cette distance de rang l'homme médiocre n'accorde jamais,

il

put admirer de plus près tout ce que ce Prince a de discernement et de lumières, et malgré la modestie qui lui étoit naturelle, s'enorgueillir d'avoir fixé son choix.

Qu'elles sont belles ces fonctions qu'eut à remplir M. l'abbé Millot! et combien est nécessaire, Messieurs, l'instruction dans ce petit nombre

d'hommes à qui une haute naissance impose de grandes obligations, et donne en même temps de şi puissans moyens de s'y soustraire! En vain l'éducation les aura formés aux plus grandes vertus, si l'ignorance, qui égare les ames les plus droites et les plus élevées, les laisse exposés à devenir les jouets des erreurs et de la séduction qui les environne. J'ajoute, Messieurs, que les lumières sont en eux un besoin public. Que leur raison soit éclairée ; et aussi-tôt, en rassemblant autour d'eux un grand nombre de citoyens distingués par leur naissance, leurs talens ou leurs emplois, ils donneront à l'opinion publique un centre autour duquel elle se formera et se fortifiera, et ils accéléreront ainsi ce mouvement général des esprits, qui entraîne insensiblement les Gouvernemens eux-mêmes, et conduit les Nations au degré de bonheur auquel la nature leur a permis d'aspirer.

Mais qu'ai-je besoin, Messieurs, de prouver ici l'importance de l'instruction dans ce rang élevé, tandis que vous en voyez vous-mêmes les avantages attestés par d'illustres exemples? quand vous voyez si près du trône l'amour passionné des lettres, le choix et la variété des connoissances, et jusqu'à l'étendue du savoir? Le sage et vertueux instituteur qui a jeté dans l'ame de ses augustes élèves les premières semences de ces qualités précieuses, est assis au milieu de vous, Messieurs, et M. l'abbé Millot s'applaudissoit de trouver dans

cette compagnie le plus digne modèle qu'il pût imiter.

C'est, en remplissant avec la plus vertueuse exactitude ce ministère intéressant, que M. l'abbé Millot a terminé sa carrière, et son caractère offre des singularités plus piquantes peut-être que ses

écrits.

Il eut pour la retraite et la solitude un goût, ou plutôt une passion qui lui a été commune avec d'autres gens de lettres; mais il y joignit une manière qui lui fut propre, de se rendre solitaire au sein même des sociétés. Au milieu des hommes il avoit l'air d'un étranger qui entend la langue du peuple chez lequel il vit, et qui n'a pas l'habitude de la parler. En s'adressant à lui, on s'apercevoit qu'on interrompoit ses pensées et qu'on lui demandoit un effort; et il avoit autant de peine à sortir de lui-même, que la plupart des hommes en éprouvent à y rentrer. Aucune discussion ne décourageoit son silence, parce qu'aucun désir de briller ne tentoit son amour-propre.

Il pratiquoit à la lettre la maxime de quelques moralistes outrés, et du grand monde, aussi sévère qu'eux, de ne laisser jamais paroître comme de ne laisser jamais entendre le moi. Il ne parloit ni de ses projets, ni de ses ouvrages, ni de ses espérances, ni de sa fortune, ni de ses peines, ni de ses plaisirs. Il eut sans doute une ame sensible, puisqu'il fut vertueux; mais cette sensibilité ne se montroit pas dans les sociétés; et s'il goûta les

douceurs de l'amitié, il ne connut pas l'agrément des liaisons, qui ne se fait sentir que dans le libre épanchement des entretiens.

Mais ce silence habituel ne pouvoit ni inquié ter ni déplaire: M. l'abbé Millot avoit l'art d'écou• ter, auquel Fontenelle attachoit un si grand prix, et que dans sa vieillesse il trouvoit déjà rare. Ce mérite, car c'en est un, faisoit rechercher M. l'abbé Millot par cette classe d'esprits féconds et actifs qui, toujours prêts à donner le mouvement à la conversation, ne demandent que des audi teurs attentifs et des juges éclairés ; et son absence laissoit un vide dans ces mêmes sociétés où, présent, il ne paroissoit tenir aucune place.

Cette habitude de s'isoler au sein même de la société, fut pour lui une source d'avantages inap. préciables. Elle écarta de lui les préventions de toute espèce, et cette multitude d'opinions fausses ou exagérées, qui naissent, se nourrissent, et se propagent dans la société par le seul besoin de parler, et que trop souvent on se donne à soi, même en parlant de ce qu'on ne sait pas encore bien. Il s'accoutuma à ne penser et à ne sentir que d'après lui; aussi a-t-il traversé la vie et passé par des situations diverses, sans laisser modifier ni son caractère ni ses opinions. Une compagnie qui donnoit une couleur à tous ses membres, les Cours, les maisons des grands, un pays étranger, les provinces, la capitale, les sociétés littéraires, sembloient ne lui avoir donné aucune de ses opi

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