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se déguisent sous l'air de l'ambition, on ne sera plus étonné de voir une ligue si nombreuse déclarée contr'eux : les ennemis du faux zèle, de la flatterie et de la corruption, doivent rencontrer beaucoup d'ennemis.

Ne dissimulons pourtant rien: il se trouve aussi des hommes dont le caractère est respectable, dont les intentions sont droites, et qui peut-être par l'amour même du bien adoptent trop légèrement les imputations graves dont on charge les lettres. Le zèle s'alarme aisément, même d'un danger imaginaire, lorsque ce danger paroît menacer l'objet de sa vénération.

On ne désarme point la haine injuste; mais la bonne-foi séduite mérite qu'on la détrompe.

Peut-être suffiroit-il de lui montrer, aux pre miers rangs de l'église, de la noblesse, de la magistrature, les hommes les plus distingués par l'esprit, les mœurs et le caractère, s'honorant d'être les amis et les défenseurs des lettres; trop grands pour être jaloux d'aucune espèce de supériorité, rivaux des gens de lettres par leurs lumières, quelquefois leurs modèles par leurs taleus et par leur goût, ils connoissent également et le prix des travaux qui les instruisent, et le prix d'une gloire qu'ils partagent.

Ils ne sont point effrayés, Messieurs, de ce nom de Philosophes, dont on a trouvé le secret de faire une injure, et sous lequel on a cru pouvoir attaquer les gens de lettres avec le plus d'avantage. II

ya long-temps qu'on leur a reproché de corrompre les principes du goût et des beaux-arts; aujourd'hui on va beaucoup plus loin : on en fait autant de conspirateurs ligués pour détruire la religion, le Gouvernement et les mœurs. Cette accusation, ridicule par son atrocité même, est cependant devenue une formule générale, adoptée par des hommes qui ont quelque intérêt à prouver qu'ils n'ont rien de commun avec la philosophie; ce qu'ils prouveroient très-bien sans calomnier.

S'il étoit vrai que la philosophie fût en effet nuisible aux arts, ce seroit un malheur inévitable; car la philosophie est l'effet nécessaire des progrès de l'esprit humain ; en vain voudroit-on le faire retourner en arrière, ou suspendre sa course, on ne feroit que détruire le principe même de son activité : c'est une plante dont on ne peut arrêter la végétation sans la faire périr.

Mais loin d'accélérer la décadence des Arts et du goût, la philosophie seule peut la prévenir. Le règne des Arts est soumis aux mêmes gradations qu'on remarque dans le développement de l'espèce humaine.

Dans l'enfance, l'homme n'a que des sens, de l'imagination et de la mémoire ; il n'a besoin que d'être amusé, et il ne lui faut que des chansons et des fables. L'âge des passions succède, et l'ame veut être émue et agitée; l'esprit s'étend ensuite et la raison se fortifie : ces deux facultés demandent à être exercées à leur tour, et leur activité se

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porte sur tout ce qui intéresse la curiosité, goûts, les sentimens, les besoins de l'homme.

les

Voilà l'histoire des Arts chez tous les peuples. Se plaindre que les Arts agréables ont perdu de leur empire à mesure que les lumières se sont répandues, c'est regretter que l'homme ne conserve pas toutes les grâces de la jeunesse, en acquérant la vigueur de l'âge mûr.

Les Arts ont en eux-mêmes un principe de dé cadence et de destruction; car il faut que tout marche et arrive à sa fin. Ils commencent à se développer chez des peuples où les facultés de l'esprit étant encore peu exercées, les imaginations doivent être en général plus fortes, et les ames plus sensibles : les grands talens doivent donc alors être plus communs.

Les premiers Artistes n'ayant ni maîtres ni modèles, n'obéissant qu'aux impulsions du génie, împriment à leurs compositions un caractère plus original et plus libre.

Ils ont un autre avantage; les aspects les plus frappans de la nature se sont d'abord offerts à eux ; ils ont saisi les passions les plus générales, les sentimens les plus vrais, les rapports les plus sensibles, et c'est toujours des beautés les plus simples que résultent les plus grands effets.

Le champ des Arts s'épuiseroit bientôt, si la philosophie n'y faisoit couler par mille canaux les germes d'une fécondité nouvelle.

L'esprit philosophique, appliqué aux Arts, ne

consiste

pas, comme on l'a cru, ou feint de le croire, à soumettre leurs productions aux lois d'une précision rigoureuse ou d'une vérité absolue, mais seulement à remonter aux vrais principes des Arts, à chercher dans l'examen de leurs procédés et dans la connoissance de l'homme, la raison de leurs effets, et les moyens d'étendre ou d'augmenter leur énergie.

Ainsi, le mot de ce géomètre, qui après avoir vu jouer Iphigénie, disoit qu'est-ce que cela prouve? loin d'être philosophique, supposoit un défaut de philosophie. Ainsi, lorsque Pascal sembloit faire consister le secret de la poésie dans l'association de certains mots, il prouvoit seule ment qu'on peut être homme de génie et grand philosophe, sans avoir le sentiment de la poésie.

Vers le commencement de ce siècle, il s'étoit formé une espèce de conspiration contre la poésie; cette ligue avoit pour chefs deux hommes célèbres (1), doués de cette portion de goût que peut acquérir un esprit fin et juste, accoutumé à observer et à comparer, mais absolument privés de ce goût plus délicat, qui tient à une sensibilité naturelle, sans laquelle on ne peut juger les productions des Arts. Il n'a pas tenu à eùx qu'on ne regardât les vers comme une combinaison puérile de sons, dont le seul mérite étoit d'a

(1) Fontenelle et Lamotte.

muser l'oreille, pour déguiser la fausseté des pensées, ou pour donner un air de nouveauté à des idées communes. Ils appuyoient ce paradoxe de sophismes d'autant plus spécieux, qu'ayant fait eux-mêmes avec assez de succès beaucoup de vers où l'esprit imitoit quelquefois le talent, ils paroissoient sacrifier leur amour-propre à l'intérêt de la vérité.

Heureusement pour le bon goût, il s'éleva dans le même temps un homme extraordinaire, né avec l'ame d'un poète et la raison d'un philosophe. La nature avoit allumé dans son sein la flamme du génie et l'ambition de la gloire. Son goût s'étoit formé sur les chef-d'œuvres du beau siècle dont il avoit vu la fin; son esprit s'enrichit de toutes les connoissances qu'accumuloit le siècle de lumière dont il annonçoit l'aurore. Si la poésie n'étoit pas née avant lui, il l'auroit créée. Il la défendit par des raisons, il la ranima par son exemple; il en étendit le domaine sur tous les objets de la nature. Tous les phénomènes du Ciel et de la terre, la métaphysique et la morale, les révolutions et les mœurs des deux mondes, l'histoire de tous les peuples et de tous les siècles, lui offrirent des sources inépuisables de nouvelles beautés. Il donna des modèles de tous les genres de poésie, même de ceux qui n'avoient pas encore été essayés dans notre langue. Il rendit le plus beau des Arts à sa première destination, celle d'embellir la raison et de répandre la vérité. L'humanité sur-tout

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