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l'obscurité, fut jugé propre à l'indication et à l'échange des affections et des pensées; cette découverte fut décisive pour le genre humain; les

suites en étoient et en sont encore incalculables. Dès ce premier pas, l'esprit entrevit confusément l'immensité de son inculte domaine : alors seulement, et pour jamais, notre espèce fut distinguée du reste des hôtes de champs et des bois, et nos ancêtres furent des hommes.

Mais qui put exposer à des êtres si bornés un aussi vaste projet? De quels signes se sont-ils servis pour en établir d'autres? Quel génie supérieur a pu leur offrir le tableau rapide des suppositions, des convenances, des relations, des particularités que la théorie de tous ces idiomes, depuis celui de l'Attique jusqu'à ceux de la Guinée, embrasse également? En un mot, qui leur a tracé le plan de toutes les opérations de l'esprit, auxquelles un système grammatical doit se rapporter, comme la contexture des nerfs à tous les mouvemens du corps? Et quand la discussion des moindres questions de la grammaire exige les connoissances les plus rares et la métaphysique la plus subtile. comment la conception du système général et raisonné de tout ce qui tient au langage, appartiendroit-elle à des hommes qui ne savoient pas encore parler?

Ces recherches, peut-être utiles, peut-être frivoles, et qui nous ramèneroient jusqu'à la première limite, s'il en est une entre l'état de nature

et l'état social, auroient exigé l'application infa tigable de l'Académicien que nous regrettons; mais elle peuvent aussi être soumises aux lumières et à la sagesse du savant écrivain qui le remplace.

Eh! qui en effet auroit plus de droit à notre foi sur de tels mystères que celui qui, d'un vaste monceau de ruines a su tirer les premiers élémens de l'écriture et du langage d'un peuple de

puis long-temps oublié, que celui pour qui l'his

toire n'a rien d'obscur, même dans ses lacunes, qui semble évoquer les hommes de tous les pays et de tous les siècles, les interroger dans leurs langues, et les entendre à demi-mot! Tels sont, Monsieur, les utiles et surprenans travaux auxquels, depuis long-temps, vous vous êtes dévoué. Egalement fait pour avancer à pas de géant dans toutes les carrières, vous avez préféré celle qui vous ramenoit vers la sage antiquité; et, moins occupé de vous faire le grand nom que vous méritez, que de rappeler tous les hommes des anciens âges à la mémoire et à l'attention de celui-ci, vous vous êtes sur-tout consacré à l'étude de la science numismatique, à la recherche et à la discussion des monumens de cet art inventé par le désir de nous survivre, de cet art que les foibles mortels, peu contens de la renommée présente, et se défiant, à juste titre, d'une condition toujours variable, ont invoqué, pour donner à la pensée la solidité de l'airain, pour fixer au moins

l'empreinte de la beauté fugitive, pour éterniser le souvenir, trop prompt à effacer, des hommes illustres, en confiant leurs traits et leurs noms à des pièces de métal, qu'on espéroit opposer comme autant d'égides aux coups de la destruction. Mais les médailles elles-mêmes n'ont point échappé aux ravages des années; la plupart dispersées, enfouies, mutilées, désespèrent l'observateur le plus attentif; et celles qu'un destin plus heureux avoit soustraites à ces désastres, défigurées, à la longue, par leur propre vieillesse, semblent attester que rien n'est pur sur la terre ; que, jusques dans les choses inanimées, il y a toujours un combat intérieur, une fermentation secrète, un ennemi caché de tout ce qui existe, et que les matières même que nous regardons comme l'emblême de la solidité, enferment, ainsi que nous, le principe de leur dissolution.

Enchaîner l'action, toujours imprévue, mais toujours certaine, du hasard qui se plaît à bouleverser tout ce que le travail des hommes avoit entrepris d'assurer; lire à travers la rouille des siècles et la confusion des choses; interroger jusqu'aux moindres traces; rapprocher des débris informes; suppléer des traits effacés; remettre en lumière ce qu'une nuit sans lendemain étoit sur le point d'ensevelir; arracher à l'oubli ses plus regrettables conquêtes, et présenter les hommes d'autrefois aux regards de la postérité; c'est ce que vous avez fait, Monsieur, et c'est ainsi

que,

bienfaiteur à la fois du passé, du présent et de l'avenir, vous avez en effet rendu à l'art numismatique les services que cet art osoit promettre à l'humanité.

C'en étoit assez pour votre gloire sans doute; mais il arrive à la gloire elle-même, comme à d'autres objets de nos poursuites, de se refuser souvent à ceux qui brûlent pour elle, et de trouver quelquefois des indifférens dans ceux à qui elle s'attache. Mais, encore une fois, ce n'étoit point la gloire qui vous charmoit; c'étoit toujours cette auguste antiquité, ces restes précieux d'hommes plus grands, d'êtres meilleurs, dont les moindrés vestiges nous inspirent un secret mépris pour nos plus hardis travaux, et qui nous ont laissé leurs mesures dans des chef-d'œuvres en tous genres, qui découragent nos talens, et dans des monumens de génie qui effraient notre raison. Tels furent en effet ces maîtres de tous ceux qui les ont suivis, ces Grecs, si chers à la pensée de l'homme instruit; ces Grecs, dont vous semblez n'avoir si bien étudié l'idiome que pour vivre plus intimement avec eux, et leur consa⚫ crer tant d'heures précieuses que vos compatriotes leur ont plus d'une fois enviées.

S'il s'agissoit de prouver à l'homme combien sa main est foible contre la main du temps, il suffiroit de promener ses regards sur chacune de ces contrées autrefois libres, où maintenant un esclave règne en despote; sur cette partie des

arts, où l'algue et la mousse couvrent aujourd'hui les marbres qui jadis avoient reçu la vie des mains de Leucippe et de Phidias. Que sont devenus ces ruisseaux et ces fontaines dont les noms sont encore aussi doux à l'oreille que les murmures de leurs flots argentés, quand ils couloient entre les arbustes et les fleurs? Maintenant leur cours est arrêté par d'informes amas de voûtes écroulées, de dômes abattus, de fondemens arrachés, de socles et de chapiteaux roulés pêle-mêle, avec les urnes, les trépieds, les autels et les membres mutilés des Dieux. Et qui le croiroit? L'Ilissus, le Céphise, le Pénée, et tant d'autres fleuves, inutilement cherchés, ne promènent plus qu'un limon infect dans les vallons de l'Attique et de Tempé. Ces riantes prairies, ces campagnes fertiles, cette terre favorisée du Ciel, où les arts trouvoient à peine de la place pour leurs chefd'œuvres toujours renaissans, depuis long-temps privées de l'ame qui respiroit en elles, ressemblent au cadavre qui, après avoir perdu la vie, perd successivement jusqu'aux traits et aux formes qui l'avoient autrefois distingué. La Grèce est le pays qui atteste le moins que ce fut autrefois la Grèce; le voyageur qu'une curiosité audacieuse a conduit loin de sa patrie vers ces rivages désolés, n'y retrouve pas même la nature; et pour unique fruit de tant de fatigues et de dangers, il ne remporte qu'une grande leçon, c'est que, pour les pays comme pour les peuples, la

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