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sager qu'excite dans les esprits toute espèce de nouveauté, qui varie au gré de mille petits intérêts du moment, et qui se dissipe bientôt sans laisser de trace, semblable à l'agitation qu'imprime un vent leger aux eaux de la mer, et qui n'en trouble la surface que pour quelques instans.

J'entends par opinion, le résultat de la masse de vérités et d'erreurs répandues dans une Nation; résultat qui détermine ses jugemens d'estime ou de mépris, d'amour ou de haine, qui forme ses penchans et ses habitudes, ses vices et ses vertus, en un mot, ses mœurs.

C'est de cette opinion qu'il faut dire qu'elle gouverne le monde, car tout obéit à sa puissance; elle gouverne les lois même, tempère ou détruit leur activité. Pourquoi dans tous les pays tant de lois anciennes ont-elles perdu leur vigueur, et même sont-elles oubliées, sans avoir jamais été abrogées ? C'est que l'opinion qui les avoit fait naître a disparu pour faire place à une autre, plus puissante que la force publique chargée de l'exécution des lois.

L'opinion chez un peuple est toujours déterminée par un intérêt dominant: il ne veut, n'aime n'approuve que ce qu'il croit utile à son bonheur..

Il faut donc lui enseigner à être heureux ; mais il n'est pas aisé de détromper un peuple, même d'une erreur nuisible, lorsque cette erreur est for tifiée par l'habitude; car l'habitude est la plus forte passion de l'homme. Des peuples qui avoient vu

tranquillement changer la forme de leur constitu tion, se sont soulevés quand on a voulu changer la forme de leurs vêtemens.

Un autre obstacle s'oppose à l'introduction des vérités nouvelles. Dans les temps d'ignorance, ce qui coûte le plus à l'homme, c'est la réflexion et la pensée : l'esprit est un instrument dont il faut apprendre à se servir, et dont l'usage est d'abord difficile et pénible. Cette observation est peut-être plus importante qu'elle ne le paroît; les maximes les plus simples et les plus frappantes, celles qui influent le plus sur les actions communes de la vie, ne se transmettent d'une génération à l'autre que par l'autorité et par l'exemple; elles sont comme ces formules d'arithmétique dont on se sert avec confiance sans en savoir la démonstration. Ainsi les vérités ne sont admises que comme les erreurs, et ne sont dans l'esprit du plus grand nombre que des préjugés. On croit aujourd'hui que la terre tourne autour du soleil, comme on croyoit autrefois que le soleil tournoit autour de la terre; mais, la plupart de ceux qui se moquent de l'ancienne opinion, n'ont aucune idée des preuves qui ont révélé à Copernic et à Galilée le secret du système du monde.

Dans les temps où il y a encore peu de sociabilité et de lumières, les hommes ne recevant qu'une éducation domestique, n'adoptent d'autres idées que celles de leurs pères. Les vérités connues res tent enfermées dans quelques têtes, et ne se com

muniquent point au dehors. Les livres sont une espèce d'éducation publique, qui sert à étendre l'instruction, à exercer l'esprit, à rectifier les préjugés domestiques.

Mais ce n'est pas assez d'offrir aux hommes les preuves d'une vérité nouvelle, il faut encore la leur faire aimer; il faut qu'elle soit long-temps agitée dansles esprits, qu'elle y fermente, qu'elle s'associe aux passions et aux intérêts; c'est alors qu'elle agit sur la multitude, et qu'elle prend sa place dans l'opinion publique.

Il y a des vérités connues, qui restent long-temps stériles, quoiqu'elles ne soient point contestées et qu'elles intéressent tous les hommes. Le sage Locke avoit démontré, il y a près d'un siècle, tous les inconvéniens de la manière barbare dont on élevoit les enfans; mais il s'étoit contenté de parler à l'esprit, et c'en étoit assez pour ses compatriotes, qui, plus accoutumés que les autres peuples à penser par eux-mêmes et à se conduire par leurs lumières, n'ont besoin que de voir une vérité utile pour l'embrasser. Le livre de Locke étoit répándu en France, connu des pères, des ins tituteurs, des médecins : ses principes avoient été depuis soutenus et développés par d'excellens écrivains. L'habitude seule l'emportoit encore sur la raison et l'autorité, lorsqu'un Philosophe, qui, par les singularités de ses opinions, de son caractère et de sa vie, attiroit l'attention publique vint annoncer sous une nouvelle forme ces mêmes

vérités, et leur donna par son éloquence, et peutêtre aussi par les exagérations brillantes dont il les environna, un éclat et une force que ne pouvoit avoir la vérité toute nue. Alors l'enthousiasme échauffe tous les esprits : la raison dans les uns, le désir d'en montrer dans les autres, l'esprit d'imi tation dans le plus grand nombre, produisent celte heureuse révolution, qui, en délivrant les hommes des tourmens inutiles que leur imposoit l'ignorance dans les premières années de la vie, leur assure plus de force pour supporter les maux inévitables que leur préparent dans un âge avancé les hasards, les erreurs et les passions.

Il n'y a point de vérités qui n'influent, par des rapports plus ou moins éloignés, sur le bonheur des hommes. On ne sent pas assez combien la bonne physique a détruit de petites superstitions puériles, qui rendoient les hommes pusillani. mes, méchans ou malheureux.

Comme les lumières n'exercent sur les esprits qu'une action lente et insensible, leurs effets ne sont aperçus que par un petit nombre d'observateurs; mais toute la société en jouit. L'histoire de notre siècle nous offre un phénomène moral, qui n'a pas été assez remarqué. Au commencement du dernier règne, le désordre général produit par les malheurs publics, la révolution fameuse qui s'opéra dans le mouvement des richesses, et les extravagances d'un luxe nouveau qui en fut l'effet, enfin des exemples trop séduisans de vice et de cor

ruption qui s'y joignirent, donnèrent tout-à-coup à l'esprit de cupidité une énergie extraordinaire,' et précipitèrent les mœurs dans un excès de dépravation inconnu jusqu'alors. Tous les liens de la morale se relâchèrent; toutes les ames furent entraînées vers les jouissances de la mollesse et des voluptés; la débauche se montra sans voile; et cette moitié du genre humain, qui a tant d'influence sur les mœurs de l'autre, en perdant jus qu'ausentiment de la pudeur, perdit la plus grande partie de son empire. Les vertus domestiques furent non-seulement abandonnées, elles devinrent ridicules; les pères furent étrangers à leurs enfans, les femmes à leurs maris; enfin on vit applaudir au théâtre le Préjugé à la mode, comme un tableau vrai de la société. Ces mœurs ont disparu, et la postérité qui en retrouvera la peinture dans nos comédies et dans nos romans, aura peine à croire qu'elles aient jamais existé.

Qui peut méconnoître dans cette révolution un des bienfaits de cet esprit philosophique, qui, en répandant dans la société des idées plus saines des devoirs de l'homme, en poursuivant sans relâche le vice et la corruption, tantôt avec les traits de l'éloquence, tantôt avec ceux de la satyre; tend sans cesse à relever les ames que le luxe flétrit, et à fortifier les mœurs contre le torrent de la séduction?

les

Les livres sont l'école de la bonne morale. Quand gens de lettres ne la respecteroient point par

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