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de vous, le talent rendre hommage au talent, et des Académies naissantes inonder vos portiques. Ainsi, dans les beaux jours de la Grèce, un peuple d'orateurs écoutoit les Démosthènes, un peuple de poètes jugeoit les Sophocles.

Jouissez donc, Messieurs, du noble avantage d'élever votre siècle en vous élevant vous-mêmes. Déjà nos progrès répondent à votre zèle, et peutêtre sous vos heureux auspices avons-nous atteint ce degré de lumière qu'il seroit téméraire de voúloir passer. Cependant, j'oserai vous dire, Messieurs, que ce moment si flatteur n'est point pour vous celui du repos. L'âge présent s'enrichit de vos travaux, la postérité doit en jouir à son tour; mais elle a d'autres intérêts à vous confier: souffrez qu'elle vous parle ici par ma voix ; je la lui prête avec plaisir, parce que c'est le seul service qu'elle puisse attendre de moi. J'ai dit que la postérité jouiroit de vos ouvrages, mais saura-t-elle en profiter ? En effet, si la république des lettres doit éprouver le sort des puissances de la terre, si le plus haut degré de sa splendeur est le plus voisin de sa décadence, qui peut se réjouir du moment présent, sans s'inquiéter pour l'avenir?

Une triste expérience semble encore justifier nos alarmes : deux fois, depuis que ce globe est habité, l'esprit humain s'est élevé à la plus grande hauteur, deux fois il en est tombé ; comme si la nature eût franchi ses limites, et que, semblable au fleuve qui ne rompt ses digues que pour inon

der un moment les campagnes, elle dût reprendre

bientôt son cours accoutumé.

Gardons-nous cependant de donner trop de poids à ces considerations; l'exemple ne fait qu'avertir la raison; l'étude des causes et des effets peut seule l'instruire et l'éclairer. Elle nous apprendra l'origine de ces vicissitudes que nous nous contentons de craindre ou d'admirer; nous connoîtrons a-la-fois nos forces et notre foiblesse; non moins entreprenans, non moins audacieux que nos ancêtres, nous saurons mieux garder nos conquêtes. Car enfin, Messieurs, les premiers efforts en tout genre ne sont pas ce qu'il y a de plus difficile; l'esprit humain n'agit que par saillie, il s'élance plutôt qu'il ne marche, et il est plus aise de le mettre en mouvement que d'assurer ses pas. Applaudissons à ses premiers efforts, mais tâchons d'en mieux profiter; possesseurs des trésors les plus précieux, occupons-nous de les défendre, et souvenons-nous sur-tout que dans le champ immense qui nous est offert, si c'est au génie de créer, c'est au goût qu'il appartient de conserver.

Je n'oublierai pas, Messieurs, que je parle à mes maîtres, et j'oserai même m'en applaudir. En effet, si je m'adressois à des hommes vulgaires, je serois obligé de m'arrêter ici, et de définir ce qu'on entend par le goût, lorsque cette expression, prise dans un sens figure, s'applique aux beauxarts et aux ouvrages de l'esprit; peut-être même seroit-il nécessaire d'entrer dans quelques détails,

de distinguer le goût qui se coutente de sentir, de celui qui aspire à juger; celui qui sait apprécier, de celui qui produit; peut-être enfin faudroit-il examiner quel pouvoir exercent sur lui, etla conformation de nos organes, et les préjugés de l'habitude, et les passions particulières, et l'opinion publique. Mais, Messieurs, lorsque vos pensées devancent et appellent les miennes, je me contenterai d'observer avec vous quelle importance les hommes ont donnée à ce sentiment exquis, source de leurs plus doux plaisirs, et combien est ingénieuse la figure dont ils se sont servis pour l'exprimer.

Il semble en effet, qu'après avoir réfléchi sur

-les organes de nos sensations, ils aient reconnu que celui du goût étoit le seul qui eût des rapports frappans avec l'idée qu'ils vouloient exprimer ; parce qu'il est le seul qui pénétrant, pour ainsi dire, dans la substance la plus intime des choses, en apprécie les propriétés des plus cachées; le seul qui joigne l'analyse la plus subtile au jugement le plus rapide; le seul enfin, qui toujours irrité, ou flatté, ne reçoive jamais d'impressions qui ne soient accompagnées de plaisir ou de peine.

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Mais ce n'est pas assez de savoir ce que c'est que le goût, et quels sont les objets auxquels il s'applique; il faut examiner s'il est mobile et changeant par sa nature, dans quelles circonstances,il s'épure ou se corrompt, et ce que nous devons craindre ou espérer du moment présent. On dit,

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on répéte beaucoup que le goût change, qu'il doit changer. S'agit-il d'appuyer cette assertion? on ne manque pas de citer la decadence des lettres à Athènes, après le siècle de Périclès, et à Rome, après le siècle d'Auguste: mais cette décadence, deux fois éprouvée, n'a t elle pas eu d'autres principes que l'inconstance des hommes ? Je sais qu'ils sont avides de nouveautés, qu'ils veulent donner l'exemple et non pas le recevoir, et que toutes les fois qu'ils voyent leurs guides trop loin d'eux, ils aiment mieux se frayer d'autres routes, que de faire d'inutiles efforts pour les atteindre : c'est, je l'avoue, une cause constante et naturelle de la corruption du goût. Il paroît cependant que son effet ne doit être que momentané: si l'inconstance nous fait abandonner la bonne route, le dégoût, tôt ou tard, nous y ramène; car ce seroit un singulier privilége de l'erreur, que de fixer l'opinion toujours vacillante. Il faut donc aller plus loin pour trouver les obstacles qui ont empêché les hommes de revenir sur leurs pas. Eh! comment ce retour eût-il été possible, lorsqu'à ces mèmes époques d'étonnantes révolutions chan gèrent la face entière du monde !

Athènes étoit florissante; les Euripide, les Xé nophon, les Platon, reposoient à peine sous une tombe honorée, lorsque Alexandre vint imposer des fers à la Grèce, pour en préparer à l'Asie. Tout fléchit sous l'empire de son génie, mais à peine avoit-il subjugué tant de peuples amollis, qui

n'étoient pas même dignes de l'avoir pour maître, qu'il fut subjugué à son tour par ses propres passions. Après avoir donné l'exemple du courage, il donna celui de la corruption, et ce fut le mieux suivi ; alors la vertu opprimée ou négligée disparut avec la liberté, et l'orgueil asiatique remplaça les mœurs de la Grèce. La république des lettres dut partager ces révolutions, et de même que l'empire d'Alexandre fut divisé entre plusieurs tyrans, tous rivaux ou ennemis; de même ce goût sûr et éclairé qui s'étoit épuré dans Athènes, ne tarda pas à disparoître pour faire place à la licence des opinions, et à l'orageuse tyrannie des sectes. Disons-le à l'honneur des belles-lettres, si elles n'ont pas comme la philosophie, l'avantage d'influer sur la politique et sur la législation, on leur doit du moins cette louange, qu'elles n'ont jamais fleuri dans l'esclavage, et que le bon goût, quoiqu'apanage de l'esprit, tient toujours à la noblesse de l'ame. C'est encore chez les Grecs que j'en chercherai la preuve.

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مم

Deux événemens extraordinaires, qu'on ne se lassera jamais d'admirer, ont illustré cette contrée toutes les forces de l'Asie s'unissent pour l'envahir; une poignée d'hommes leur résiste, les combat, les dissipe. Deux siècles s'écoulent à peine, qu'un petit nombre de Grecs passe les mers à son tour, et fait en peu d'années la conquête de l'Asie. On n'a pas encore décidé lequel de ces deux événemens est le plus glorieux pour les Grecs. Tout

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