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ce qu'on peut assurer, c'est qu'ils peuvent être placés sur la même ligne. Mais le premier donna un tel essor à cette nation, qu'on dut penser que tous les lauriers de la gloire naissoient les uns des autres, et que celle des armes n'avoit fait que donner le signal; c'est que la liberté fut le fruit de la victoire. Le second ne fit qu'avilir l'humanité, décourager les lettres, et corrompre legout, parce que l'esclavage fut le fruit de la conquête. Osons donc rejeter sur les ambitieux et sur les conquérans le reproche d'instabilité qu'on fait aux lettres, Eh! quel voyageur, en déplorant les ruines de la Campanie, peut accuser la fragilité des anciens édifices, lorsqu'il voit la bouche du Vésuve encore fumante, et qu'il sent la terre trembler sous ses pas.

Il faut pourtant avouer, Messieurs, que toutes ces grandes révolutions, dont l'asservissement des peuples a été la conséquence nécessaire, ne furent pas également funestes aux progrès des lettres.Lesiècle d'Auguste en fournit un exemple. Dans cette époque désastreuse et brillante, où la nature humaine, exaltée et sortie, pour ainsi dire, de son équilibre, parut exagérer les vertus et les vices, poter laisser à la postérité les plus pernicieux exemples et les plus beaux modèles, Rome toute dégoûtante de sang, s'élevoit aux honneurs de la Grèce ; et tandis que ses consuls portoient le fer et le feu dans l'antique séjour des Arts et des Lettres, de nouveaux Démosthènes fleurissoient dans ses murs, et dis

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putoient aux Scipions la gloire d'immortaliser leur patrie. Mais observez, Messieurs, que si dans ces terribles convulsions qui précédèrent le règne d'Octave, Rome fut souvent opprimée, elle ně fut jamais humiliée. Ses entrailles étoient déchirées, mais ses bras étoient forts et redoutables. L'esprit de discorde régnoit au-dedans, l'esprit de conquête régnoit au dehors, et les beaux-arts euxmêmes furent pour elle une conquête. C'est une vérité qui vous est familière, mais dont on ne 'sauroit être trop pénétré, si on veut se faire une idée de la littérature ancienne. Non, les Romains n'ont rien inventé, et peut-être même pourroit-on ajouter, que s'il est des genres qu'ils ont perfec tionnés, il en est d'autres où l'imitation même nè leura pas réussi. C'est sur-tout dans les beaux-arts que leur infériorité est le plus reconnoissable. La musique, la peinture, la sculpture, parurent parmieux comine d'illustres étrangères auxquelles 'on s'empressa de rendre hommage; mais leur sort fut semblable à celui de Cléopâtre et de Bérénice : elles eurent du crédit sans pouvoir devenir citoyennes ; elles furent aimées, mais elles ne régnèrent pas.

Gardons-nous cependant d'être ingrats envers les Latins; qu'ils soient les premiers ou non, ils sont toujours nos modèles ; quelle heureuse révolution pour les lettres, que celle qui les transplanta tout-à-coup chez les maîtres du monde, qui leur prêta toute la splendeur d'une républi

que victorieuse, et toutes les richesses de l'univers soumis! Ainsi, la plante qui dépérissoit dans un sol négligé, si elle vient à être transportée dans nos jardins, ne tarde pas à se couronner de fleurs et à reprendre son premier éclat.

Hasarderai-je, Messieurs, une opinion que je n'exposerai qu'avec timidité, et dans laquelle votre suffrage peut seul m'affermir? Je pense que cette époque où les Romains, déjà formés par leurs propres études, se sont emparés de la littérature grecque, est celle où le goût a dû se perfectionner; je dirai plus, où le goût a commencé à faire sentir son empire. Voici ma raison: Je crois que quelque extension qu'on donne à cette faculté de notre esprit, son emploi le plus fréquent est de choisir. Le génie, les talens, sont occupés à produire; le goût examine, il adopte ou rejette. Or, il est des passions, il est des habitudes qui préviennent nos jugemens, ou plutôt qui, nous en présentant de tout faits, servent à-la-fois notre amour-propre et notre paresse. C'est ainsi que se forme le goût national; le plus souvent il doit son origine à des circonstances locales, telles que le climat, la nature du sol, la situation même de la terre qu'on habite. Il est modifié ensuite par toutes les institutions divines et humaines, telles que la législation et la religion; enfin, par le hasard même qui dispose des événemens, et qui donne et ôte les succès, élève ou abaisse les Nations, et distribue d'une main inégale les victoires et les talens.

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On a dit, et si l'aveugle prévention a été la plus ardente à soutenir cette opinion, la saine philosophie n'a pu la démentir; on a dit que les Grecs avoient été de tous les peuples le plus favorisé de la nature; est-ce aux avantages du climat, est-ce au hasard seul qu'ils durent cette langue harmonieuse et savante qui, précédant et égalant même la peinture, sut représenter les objets avec l'exactitude des formes et la richesse des draperies. Quoi qu'il en soit, il est aisé de voir que cet instrument si heureusement inventé et si rapidement perfectionné, dut servir beaucoup à hâter leurs progrès, mais il dut aussi en déterminer la marche. La facilité de parler et le plaisir physique qu'on éprouvoit à écouter les poètes et les orateurs, ne servoient que trop bien deux passions naturelles aux Grecs: un amour effréné pour la gloire, qui approchoit beaucoup de la vanité, et une excessive curiosité, qui devenoit souvent frivole et puérile. De là ces longues descriptions de combats dont l'Iliade est grossie, et ces fables, ces narrations extravagantes auxquelles Ulysse se livre avec tant de plaisir dans l'Odyssée; de là encore cet appareil de mots dont Platon ornoit, ou plutôt enveloppoit la philosophie, au point même qu'après que l'éloquence s'étoit montrée avec tant de succès, la vérité voyant tous les applaudissemens prodigués à sa rivale, se retiroit en silence pour attendre un moment plus favorable. Ainsi, l'abondance nuisoit à la richesse, et la Grèce, semblable

à une terre trop fertile, promettoit beaucoup et ne donnoit pas toujours assez.

.: La main sévère de l'agriculteur romain vint porter la faux dans ces champs trop bâtifs. La préeision, la force, l'énergie, formoient le caractère de la langue latine, comme celui du peuple qui la parlait. Elle avoit besoin de nombre et d'élé, gance, elle en emprunta de la langue grecque. Celle-ci, trop libre dans son essor, demandoit à être contenue et restreinte : c'étoit une armée nombreuse et brillante, mais indisciplinée; l'aust térité romaine lui servit de frein, et la contint dans de justes limites. Alors le goût, sollicité, invoqué de part et d'autre, commença à ériger son tribunal et à établir son empire. Dès ce moment, le goût national dut plier sous un goût plus abstrait et plus général. Plus on eut d'objets de com paraison, plus le choix devint à-la-fois nécessaire et délicat. Bientôt, par une sage et ingénieuse imitation d'Homère et de Théocrite, Virgile ma nifesta et la fécondité de son talent, et la justesse de ses critiques. Horace, Ovide, Catulle, Pro, perce et l'aimable Tibulle, disciples et rivaux des Grecs, mais se frayant une route nouvelle, marquèrent la révolution par la préférence qu'ils donnèrent à la pensée, et par le soin qu'ils eurent toujours de parler à l'esprit. Mais il n'apparte noit qu'au premier de ces poètes, qui, joignant la sévérité du goût à la richesse de l'imagination, les grâces à la philosophie, et l'usage du monde

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