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JOURNAL

DES SAVANTS.

MAI 1845.

INTRODUCTION à l'histoire du buddhisme indien, par M. E. Burnouf, membre de l'Institut de France, etc., etc. Tome Ier. 1 vol. in-4° de 648 pages. Paris, Imprimerie royale, 1844.

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Après avoir lu la totalité des textes sanscrits qui composent la collection bouddhique du Népaul, après avoir reconnu, par une analyse individuelle, leurs caractères propres, M. Burnouf a entrepris de les classer par époques relatives d'idées et de rédaction. C'était une opération très-difficile, à cause de la délicatesse avec laquelle il fallait manier les procédés critiques et philologiques, pour en obtenir des résultats assurés, en les appliquant à des sujets si neufs et si obscurs. Mais elle était rendue nécessaire par certaines circonstances spéciales, qui ont pu influer sur la rédaction de ces textes, circonstances qu'il me faut indiquer ici par avance, quoique l'auteur n'ait dû les mentionner que plus tard, lorsqu'il expose et discute les autorités qui les établissent.

Sakia-Mouni, comme on le verra bientôt d'après les textes, avait propagé sa doctrine par la prédication orale, adressée, sans distinction de personnes, à tous ceux qui venaient l'entendre. Ce fait, si important à remarquer dans un pays où la distinction des castes est telle, que les inférieures souillent les supérieures par leur seul contact, se présente

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Voyez le premier article dans le cahier d'avril de cette année.

comme d'autant plus certain, que le mode d'enseignement qu'il suppose pouvait seul s'adapter aux idées que Sakia voulait répandre. Après sa mort, ses disciples, déjà nombreux, sentirent le besoin de fixer la transmission de sa parole, et ils se réunirent, pour ce but, en assemblée générale, presque aussitôt après cet événement. Les doctrines ne paraissent pas avoir été alors consignées dans une rédaction écrite, mais seulement traduites en préceptes unanimement admis, et répétés oralement, jusqu'à ce qu'on eut constaté l'exacte identité de leur reproduction. Un second et un troisième concile, que l'on me passe ce terme, eurent lieu dans les siècles suivants, pour supprimer des hérésies qui s'étaient élevées, et régler les intérêts généraux du bouddhisme, qui avait acquis déjà une grande extension. Il est presque impossible que, dès ces premiers temps, on n'ait pas consigné les doctrines reconnues orthodoxes dans des rédactions écrites, plus ou moins complètes, qui auront pu depuis être considérées comme canoniques à des titres divers; et le nombre des livres qui ont obtenu ce titre, ou qui auront aspiré à le mériter, a dû considérablement s'accroître, dans les III, IV, v° et vi° siècles de notre ère, lorsque le bouddhisme, devenu la religion dominante d'une grande partie de l'Inde, avait partout, comme le vit encore, au v° siècle, le voyageur chinois Fa-hien, des écoles diverses existant paisiblement les unes auprès des autres, sous des chefs distincts, dans des monastères nombreux, où des religieux, tranquilles sur leur sort, s'occupaient des divers points de leur croyance, et travaillaient à les coordonner, probablement aussi à en fortifier et en compléter l'ensemble par toutes les fictions, par toutes les notions de puissance surnaturelle, sans limites, auxquelles le brahmanisme avait accoutumé les imaginations faciles des peuples qu'il s'était soumis. Or il était indispensable de discuter comparativement les textes népalais, pour y discerner ceux que leur composition plus ou moins complexe devait faire rapporter avec vraisemblance à ces différents âges de rédaction, afin de chercher les caractères vrais du bouddhisme primitif dans ceux-là seuls que leur simplicité relative rapprocherait de son origine. C'est pour n'avoir pas fait cette distinction importante, ou pour n'avoir pas eu entre les mains des documents originaux auxquels ils pussent l'appliquer, que des érudits du premier ordre ont présenté la collection hétérogène des doctrines bouddhiques avec une unité de conception imaginaire, où les idées de toutes les époques sont accumulées confusément.

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Pour connaître les autorités qui établissent l'existence de ces trois conciles, et les époques, tant relatives qu'absolues, de leur convocation, voyez les mémoires de M. G. Turnour, Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. Vl et VII.

Procédant du connu à l'inconnu, comme on le doit faire dans toute recherche que l'on veut rendre rigoureuse, M. Burnouf prend d'abord, pour essai de répartition générale, je devrais plutôt dire pour type de raisonnement, la division universellement admise aujourd'hui dans l'Inde, au Tibet, à la Chine, des livres bouddhiques en trois grandes classes; le sûtra pitaka, ou discours de Bouddha, le vinaya pitaka, ou la discipline, et l'abdhidharma pitaka, ou les lois manifestées, c'est-à-dire la métaphysique; puis, il se demande si ces trois membres de la doctrine bouddhique existent dans la collection du Népaul avec cette régularité de distinction. Il ne les y trouve point, au moins sous ces titres spécifiques généralement appliqués. Ainsi, à la vérité, plusieurs traités appelés sutras dans la collection tibétaine sont aussi désignés par cette même dénomination dans la népalaise; mais la subdivision des vinaya ne s'y voit pas, et elle y est remplacée par des textes de peu d'étendue appelés avadánas, c'est-à-dire légendes ou récits légendaires, lesquels, dans un mode de classification plus détaillé, qu's exposé M. Hodgson, traitent proprement du fruit des œuvres, par quoi ils se présentent comme ayant des rapports plus ou moins directs avec le vinaya, ou la discipline, qui les prescrit. En effet, parmi les avadanas du Népaul, M. Burnouf en a trouvé deux qui sont relatifs à des points de discipline, puisque l'un traite du vase, du bâton et du vêtement des religieux, l'autre du vase à recueillir les aumônes. Quant à la division appelée l'abdhidharma pitaka, ou la métaphysique, comprenant les opinions que les bouddhistes se forment de tout ce qui existe, elle ne paraît ni dans les textes du Népaul que l'on possède à Parisi dans les listes générales et plus complètes que M. Hodgson en a données. Cependant le sujet embrassé sous ce titre n'est pas omis dans cette collection; car M. Burnouf l'y a retrouvé dans un traité intitulé Pradjná pâramitâ, « la perfection de la sagesse, » ou «la sagesse transcendante. » D'après ces comparaisons que je ne puis qu'indiquer, mais qui sont établies dans l'ouvrage de M. Burnouf par une multitude d'identifications positives, la collection népalaise se présenterait, non comme manquant d'aucune partie essentielle des doctrines bouddhiques, mais comme les contenant sous des divisions moins tranchées, moins systématiquement définies que celles qu'on leur a données dans des traductions générales, faites pour des peuples étrangers à l'Inde, sans doute après que leur ensemble eut été plus complétement formé. N'est-ce pas là un caractère qui décèle, non-seulement l'antériorité relative, mais encore l'ancienneté absolue des textes qui composent cette collection?

Le résumé qui précède, tout imparfait qu'il est, prouve suffisamment

que, pour retrouver les traits réellement primitifs du bouddhisme, M. Burnouf devait s'attacher à les chercher dans les sutras, qui, étant présentés comme contenant les propres paroles de Sakia-Mouni, devaient les reproduire plus distinctement que les autres textes, dont les titres, le sujet, la composition, annoncent plutôt des conceptions ou des pratiques dérivées de son enseignement que cet enseignement lui-même. C'est ce que M. Burnouf a fait; mais, comme on pouvait s'y attendre, d'après le mode de transmission que nous avons raconté, il a trouvé aussi, entre les traités désignés sous le nom de sutras, des diversités de caractères qu'il lui a fallu soigneusement discerner et fixer, avant de choisir ceux qui pouvaient lui fournir des documents primordiaux. Ces caractères, il les a établis dans son ouvrage par des analyses textuelles, accompagnées de discussions critiques et philologiques, dont la reproduction serait impossible; mais je tâcherai, du moins, d'en rassembler assez de linéaments pour que l'on puisse bien voir le fil des idées qu'il a suivi, et apprécier la sûreté des conclusions auxquelles il est arrivé 1.

Les sutras ou discours de Sakia se trouvent sous deux sortes de désignations. Les uns sont spécifiés par ce nom seul; M. Burnouf les appelle sutras simples. D'autres sont dits mahâ vâipulya sûtras, ou sutras de grand développement; M. Burnouf les nomme des sutras développés. Dans la collection du Népaul, ces deux sortes de textes sont également écrits en sanscrit, mais un sanscrit d'une incorrection particulière, où certains mots sont pris dans des acceptions qu'on ne rencontre point dans la langue épurée des brahmanes, avec des formes, des idiotismes, des tournures populaires, analogues à ce qu'on retrouve dans les livres bouddhiques du sud, qui sont entièrement écrits en pali, dialecte populaire dérivé du sanscrit. Comme système de composition, ce sont toujours des discours plus ou moins étendus, dans lesquels Sakia, parvenu à l'état de Bouddha accompli, quoique gardant encore la forme humaine, et désigné par le titre de Bhagavat, le bienheureux, s'entretient avec un ou plusieurs de ses disciples, sur divers points de la loi, qui sont ordinairement indiqués plutôt que traités à fond. Suivant une tradition conservée dans un texte tibétain, dont on ne possède pas, jusqu'à présent, l'original sanscrit, ce mode d'exposition aurait été recommandé par Sakia lui-même. Mais il est employé avec des différences

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J'ai à peine besoin de dire que, dans ce résumé, comme dans tout ce qui va suivre, les rapprochements, les distinctions, les analogies, sont entièrement extraits de l'ouvrage de M. Burnouf, et, autant que j'ai pu le faire, sont reproduits dans ses propres expressions, avec les seuls fils de jonction qui ont été indispensables pour les rassembler, sous les yeux du lecteur, en une série logiquement continue.

très-caractéristiques dans les deux classes de sutras. Les sutras simples sont écrits dans une prose dépourvue de toute recherche, où les phrases ont, en général, peu de développement. On y voit, de loin en loin, apparaître quelques stances consacrées à des maximes morales ou philosophiques, stances probablement fort anciennes, qui ne sont pas d'un meilleur style que la prose. Ces livres ont une couleur populaire qui frappe à la première vue; et la forme dialoguée qui y domine ordinairement leur donne l'apparence de conversations qui ont eu réellement lieu entre un maître et ses disciples. Les sutras développés conservent aussi la forme de dialogues; mais le style en est plus ample, plus diffus. Les propositions y sont toujours périodiques, et les périodes souvent immenses. Les stances poétiques, régulièrement intercalées avec la prose, en offrent toujours une longue paraphrase, et comme une sorte de commentaire perpétuel. Une autre différence, plus importante encore et plus caractéristique, se tire de la nature des personnages qui interviennent dans le dialogue, ou en présence desquels il a lieu. Dans les sutras simples, le Bouddha se trouve d'ordinaire dans une ville centrale de l'Inde, au milieu d'une assemblée de religieux qui l'écoutent. Cette assemblée, formée d'un nombre d'auditeurs généralement peu considérable, est accrue quelquefois par une foule de dieux, ou de sages divinités de la mythologie brahmanique, qui, attirés par la puissance surnaturelle de Sakia, viennent, de tous les points du monde idéal, assister à ses entretiens et rendre hommage à ses perfections. Il est toujours le personnage principal, l'unique Bouddha vivant; et aucun être, réel ou fictif, n'apparaît comme lui étant supérieur. Dans les sutras développés, au contraire, l'auditoire de Sakia s'accroît d'une multitude de Bouddhas surhumains, qui ont paru au même titre que lui dans l'infinité des périodes physiques précédentes, et d'une égale multitude de personnages appelés Boddhisatwas, qui, pendant de longues successions d'existences réitérées sous la forme humaine, ayant mérité la faveur d'un ou plusieurs de ces anciens Bouddhas, vont attendre, dans un monde mystique, les époques distantes, mais fatalement réglées, où chacun d'eux doit reparaître sur la terre pour y devenir à son tour un Bouddha vivant. Dans celles de ces compositions qui appartiennent à une des sectes du Népaul, que l'on pourrait appeler l'école théiste, toute cette série de Bouddhas passés ou à venir se rattache à un Bouddha principal appelé Adibuddha, existant par lui-même, infini, omniscient, qui, par les cinq actes de sa puissance contemplative, a créé tous les Bouddhas ultérieurs, en les douant de toutes les perfections morales et surnaturelles qui doivent les caractériser; de sorte qu'il est, dans cette école, l'équi

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