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der l'étude de la nature, trace quelques règles et avertit de se défendre de toute hypothèse, par exemple de celle qui consisterait à attribuer a priori au monde, œuvre de Dieu, du désordre, de l'imperfection, des limites. $: « Nous devons nous remettre toujours devant les yeux que la puissance et la bonté de Dieu sont infinies, afin que cela nous fasse connaître que nous ne devons point craindre de faillir en imaginant ses ouvrages trop grands, trop beaux ou trop parfaits; mais que nous pouvons bien manquer, au contraire, si nous supposons en eux quelques bornes ou quelques limites dont nous n'ayons aucune connaissance certaine. » Le second paragraphe est presque une répétition du premier. § 2: «La seconde (règle) est que nous nous remettions aussi toujours devant les yeux que la capacité de notre esprit est fort médiocre, et que nous ne devons pas trop présumer de nous-mêmes, comme il semble que nous le ferions si nous supposions que l'univers eût quelques limites, sans que cela nous fût assuré par révélation divine, ou du moins par des raisons naturelles fort évidentes, parce que ce serait vouloir que notre pensée pût s'imaginer quelque chose au delà de ce à quoi la puissance de Dieu s'est étendue en créant le monde. >>

Ces deux passages, dont on a tant abusé, s'éclaircissent à la lumière du passage suivant de la Réponse aux premières objections: «Et je mets ici de la distinction entre l'indéfini et l'infini. Il n'y a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infini; mais, pour les choses où, sous quelque considération seulement, je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité, et autres choses semblables, je les appelle indéfinies et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin et sans limites1.»

Il est clair, d'après cela, que Descartes n'a jamais véritablement admis l'infinité du monde, mais seulement son étendue indéfinie. Il n'en est pas ainsi de la création continue; elle est bien véritablement dans Descartes, sans y avoir cependant toute la portée qui lui a été plus tard attribuée.

La théodicée cartésienne repose tout entière sur l'idée de l'être infini. Descartes tire du sentiment de notre imperfection et de nos bornes en tout genre l'idée certaine d'un être infini, et de l'idée de

Voyez notre édition de Descartes, t. I, p. 385 et 386.

cet être il tire la certitude de son existence réelle. Cela fait, Descartes prétend également conclure de notre propre durée et de notre propre conservation, de la durée et de la conservation du monde, la nécessité d'un Dieu qui le conserve après l'avoir fait, la conservation supposant une cause aussi bien que la première production. Or Dieu ne peut procurer la conservation d'un être créé, qui n'existe ni ne subsiste par lui-même, que d'une seule manière, par une création renouvelée et continuée. Citons intégralement le passage suivant de la troisième Méditation: «Tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres; et ainsi, de ce qu'un peu auparavant j'ai été, il ne s'ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n'est qu'en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire de rechef, c'est-à-dire me conserve. En effet, c'est une chose bien claire et bien évidente à tous ceux qui considèrent avec attention la nature du temps, qu'une substance, pour être conservée dans tous les moments qu'elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau, si elle n'était point encore; en sorte que c'est une chose que la lumière naturelle nous fait voir clairement, que la conservation et la création ne diffèrent qu'au regard de notre façon de penser et non point en effet. »

Cette théorie, qui s'ajoute à la théodicée cartésienne sans en être le fondement, a été adoptée par les esprits les plus religieux, et, chose admirable, elle recèle une semence de spinosisme. Car, qu'on le sache ou qu'on l'ignore, tout ce qui porte atteinte à la personnalité humaine fait pour la cause de Spinosa; tout ce qui ôte à l'âme humaine la puissance qui lui appartient, une raison capable de s'élever jusqu'à l'infini, une volonté capable de réaliser librement, du moins en une certaine mesure, l'idéal du juste et du bien, enfin cette force de charité et d'amour qui trouve son bonheur sans l'avoir cherché dans celui d'un autre être, et qui, en se répandant sur le genre humain, remonte à Dieu comme à sa source pour y puiser sans cesse une énergie nouvelle; tout ce qui dégrade ou diminue l'homme retombe en quelque sorte sur Dieu lui-même, dont les attributs les meilleurs s'effacent au profit d'un seul, l'absolue omnipotence.

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Il faut mettre encore la confusion de l'entendement et de la volonté

Voyez notre édition de Descartes, t. I, p. 286. C'est le § 20 de la 3° Méditation,

d'après les divisions et subdivisions introduites dans les Méditations par Fédé, en 1673, et suivies depuis par toutes les éditions.

parmi les erreurs de Descartes, que Spinosa cultiva, comme le dit Leibnitz. Certes Descartes ne dit nulle part que la volonté se réduit à l'entendement; il les distingue même nominalement; mais, préoccupé de cet attribut essentiel de l'âme, la pensée, qu'il oppose à l'étendue, attribut essentiel de la matière, il place sous cette faculté générale toutes les autres facultés, la volonté aussi bien que le jugement, aussi bien que l'imagination, aussi bien que le sentiment. Discours de la méthode, 4° partie1: « Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser. » Deuxième Méditation 2: « Mais qu'est-ce donc que je suis? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. >>

Quelquefois même Descartes confond, ou plutôt a l'air de confondre, la volonté et l'affection, ce qui fait de la volonté un phénomène passif, et anéantit la liberté; or, aussitôt que la liberté ne couvre plus la personne, Spinosa a bien bon marché de celle-ci. On lit dans la troisième Méditation 3: << Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses.....; d'autres, outre cela, ont quelques autres formes, comme lorsque je veux, que je crains, que j'affirme, ou que je nie..... et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements. » Principes de philosophie: «Toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l'une consiste à apercevoir par l'entendement, et l'autre à se déterminer par la volonté. Ainsi sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d'apercevoir; mais désirer, avoir de l'aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir. »

Ce n'est pas qu'ailleurs il n'ait très-nettement reconnu et défini la liberté. Par exemple, dans les mêmes Principes de philosophie, à côté du même paragraphe où il fait du désir un mode de la volonté, il dit expressément que la perfection de l'homme est d'agir avec volonté, c'est-à-dire avec liberté, parce qu'ainsi l'homme est l'auteur propre de ses actions et capable de mériter 5. Un peu plus loin, $ 41, il range la certitude de la liberté parmi les certitudes naturelles attestées par le sens intime. Nous avons, dit-il, une telle conscience de la liberté, et

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Voyez notre édition de Descartes, t. I, p. 158. — Ibid., p. 253. Voyez aussi le début de la 3° Méditation, ibid., p. 263. Ibid., p. 267.-T. III, p. 83. Ibid., p. 85,

de la liberté d'indifférence, qui est en nous, que nous ne comprenons rien plus évidemment. A l'argument de la prescience et de la préordination divine, il répond qu'il serait absurde, à cause d'une chose que nous ne comprenons pas et que nous savons tous être naturellement incompréhensible, de douter d'une chose toute différente, que nous comprenons intimement et dont nous avons l'expérience en nous-mêmes'. On pourrait citer bien d'autres passages tout aussi formels, surtout dans les lettres à la princesse Elisabeth 2. Descartes est si favorable à la liberté, comme à la raison, que les calvinistes de Hollande l'accusèrent de nier la grâce3, et qu'Arnauld, dans un moment d'humeur, porta ce jugement, qui, à ses yeux, est presque un anathème, à savoir, que Descartes est plein de pélagianisme. Mais la postérité, qui n'est pas janséniste, adresse à Descartes le reproche opposé; elle l'accuse de n'avoir pas fait une assez grande place à la volonté, de ne l'avoir pas assez dégagée et analysée, de ne l'avoir pas mise assez en relief et sur le premier plan dans la Méthode et les Méditations, aussi bien que la pensée et la raison; car la liberté, encore mieux connue, lui eût attesté plus énergiquement la personnalité humaine, et par là eût mis d'avance une barrière insurmontable au système de Spinosa.

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Enfin, pour épuiser l'énumération des causes au moins occasionnelles du spinosisme dans Descartes, n'oublions pas qu'il a chancelé sur la vraie définition de la substance, et que, plus d'une fois, il a eu l'air de ne reconnaître pour substances que celles qui sont par elles-mêmes. Troisième Méditation 5 : « .... une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d'exister....... » Lettre xc1x du tome I, ancienne édi tion : « ...... L'un des attributs de chaque substance, quelle qu'elle soit, est qu'elle subsiste par elle-même. » Dans ce cas, s'il n'y a de substance que celle qui existe et subsiste par soi-même, il s'ensuit qu'il n'y a qu'une seule substance, Dieu. Le spinosisme venait tout d'abord au bout de cette définition. Aussi Descartes, comme pour venger d'avance sa mémoire et absoudre sa philosophie, s'explique, une fois pour toutes, très-clairement sur ce point, et déclare que, si,

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'T. III de notre édition de Descartes, 88. p. Voyez celles du t. IX, particulièrement p. 368. Voyez Baillet, Vie de Descartes, liv. VIII, ch. vIII, p. 514. - Arnauld, OEuvres complètes, t. I, p. 670: « Je trouve encore bien étrange que le bon religieux prenne M. Descartes pour un homme fort éclairé dans les choses de la religion, au lieu que ses lettres sont pleines de pélagianisme, et que, hors les points dont il s'était persuadé par sa philosophie, comme est l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, tout ce qu'on peut dire de lui de plus avantageux est qu'il a toujours paru être soumis à l'Église. - T. I, p. 279. — ° T. X, P. 80.

à la rigueur, la définition de la substance ne s'applique qu'à Dieu, il n'est pas moins très - raisonnable d'appeler aussi substances des choses créées, douées de qualités ou d'attributs, et qui n'ont besoin pour subsister que du concours ordinaire de Dieu. Principes de philosophie, I partie, § 51: «Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explication de ce mot: n'avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C'est pourquoi on a raison, dans l'école, de dire que le nom de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne en même sens à lui et à elles; mais, parce que, entre les choses créées, quelques-unes sont de telle nature, qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances. >>

Mais on peut dire aujourd'hui toute la vérité: ce n'est pas tel ou tel principe cartésien, c'est l'esprit même du xvII° siècle, qui, après avoir produit le cartesianisme, l'entraînait à la fois vers le spinosisme et vers le mysticisme. Le xvII° siècle est, en effet, comme imbu de l'idée de la toute-puissance divine et du néant des créatures; il étouffe notre liberté sous l'action de la grâce, et finit par ne reconnaître qu'un seul acteur véritable sur la scène de ce monde, une seule cause, un seul être, Dieu. Là est l'unité de la philosophie de ce siècle, comme l'unité de la philosophie du siècle suivant est dans l'affaiblissement de l'idée de Dieu, et dans un sentiment des forces de l'homme qui aboutit à une sorte d'apothéose de l'humanité. Il appartient à la philoso phie de notre temps, éclairée par les abus inévitables de tout principe extrême, de modérer et de concilier ces deux grandes philosophies, de maintenir, en les tempérant l'une par l'autre, l'idée toujours présente de la grandeur de Dieu et la vive conscience de la liberté et de la personnalité humaine. C'est dans ce balancement des contraires, dans cet équilibre de la raison, qu'est la seule unité où puisse aspirer notre siècle, après les éclatants naufrages de tant de systèmes exclusifs, après tant d'admirables élans si tristement terminés. Le

'T. III, p. 95.

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