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L'histoire de Bertrand du Guesclin était assurément une des plus populaires dont un rimeur pût s'emparer1; aussi les manuscrits du poëme de Cuvelier se multiplièrent promptement, et l'état dans lequel on en a trouvé quelques-uns atteste qu'ils étaient lus fréquemment. L'inventaire des livres et volumes trouvez en la chambre de la garde des joyaulx, en l'hostel du Roy, en la ville de Bruxelles, l'an 1487, décrit ainsi un exemplaire de notre poëme: «Un aultre volume couvert de cuir rouge, tout dessiré, à deux cloans et quatre boutons de léton sur ung costé et deux de l'autre, intitulé: Bertran de Glaikin, etc. 2» Eh bien, le nom de l'auteur d'un poême si souvent lu est resté presqu'une énigme. Les savants bénédictins auteurs de l'histoire de Bretagne le nomment Trueller; Philippe de Maizières, dans le songe du vieil pèlerin, l'appelle Cimelier ou Cunelier; Ducange, Barbazan et Roquefort, Cuvillier, d'autres de noms à peu près pareils, d'autres enfin du nom adopté par M. Charrière, qui n'a pas cru nécessaire d'appuyer de preuves le choix qu'il a fait. Au reste, tous ceux qui ont quelque habitude des vieilles. écritures savent qu'il faut très-peu de chose pour transformer en Trueller, en Cimelier, aussi bien qu'en tous les autres noms donnés à notre poëte, ce nom de Cuvelier, écrit en caractères du xiv et du xv siècle, et il est évident que cette différence de noms doit être mise sur le compte des copistes.

A l'époque où les chroniques rimées passèrent de mode, le poëme de Cuvelier fut reproduit en prose sous diverses formes; l'imprimerie s'empara de ces versions en prose, et leur donna une existence que le poëme original n'avait pas. Mais le vieil historien de la Bretagne, d'Argentré, qui écrivait deux cents ans après Cuvelier, puisa largement dans cette source première, qu'il crut sans doute la plus pure, mais qu'il ne laissa pas de décrier tout en y puisant : « Pour ce que cest homme, combien que célébré et rechanté par les histoires et les romans en tout l'Occident, dit-il, n'a encore rencontré homme qui au vrai en ait escrit, ce qu'il en estoit se trouvant seulement rapporté en quelques particuliers écrits en mauvais vers et mal dictez, et tels qu'il

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Cette popularité de du Guesclin était telle, que les poëtes plaçaient son nom parmi ceux des plus célèbres capitaines de l'histoire sainte et de l'histoire profane, Machabée, Alexandre, Charlemagne, etc. C'est dans cette glorieuse compagnie que le met Jean de Courcy, auteur du Chemin de vaillance, poëme cité par l'abbé de la Rue, et dont le manuscrit, qui se trouve au musée britannique, est, selon l'auteur des Essais, le seul qui existe, III, 285 et 291. — Bibliothèque protypographique, ou Librairies des fils du roi Jean, p. 267.

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n'y a pas d'apparence que jamais cela se mette en lumière, combien qu'ils soient de soy très-véritables1.>>

M. Charrière a fait mentir la prophétie de d'Argentré; il a cru, avec raison, que ces vers mal dictez auraient un intérêt réel pour nous, à une époque justement curieuse des monuments littéraires du moyen âge, et il a rendu aux lettres un véritable service en donnant ce poëme, dont les amis de notre littérature ont vu la publication avec plaisir, quelque jugement qu'on puisse porter d'ailleurs sur l'ouvrage considéré comme épopée.

Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de mentionner deux manuscrits de ce poëme; M. Charrière a choisi le plus court et le plus correct, celui de la bibliothèque du Roi, pour texte de sa publication; il a noté au bas des pages les nombreuses variantes du manuscrit de l'Arsenal. Nous avons comparé avec soin ces variantes, elles offrent quelquefois d'excellentes leçons, soit en retrouvant un sens perdu, soit en redressant une mesure boiteuse, ou en rétablissant une rime qui n'est pas même une assonance. Mais le plus souvent le manuscrit adopté par M. Charrière est celui qui donne la leçon la plus raisonnable, la plus élégante, la plus poétique.

M. Charrière a complété le poème de Cuvelier au moyen d'une autre chronique bretonne versifiée par Guillaume de Saint-André, chronique dont le recueil des actes de Bretagne avait déjà donné des fragments, et que M. Charrière a publiée en entier, d'après deux manuscrits de la bibliothèque du Roi. Ce poëme, en vers de huit syllabes, et non plus en assonances, mais à rimes plates 2, porte pour titre : C'est le libvre du bon Jehan, dac de Bretaigne, et contient quatre mille trois cent cinq vers. L'auteur, ainsi que Cuvelier, était contemporain des faits, et, après avoir comme lui raconté les événements survenus depuis l'exil du jeune duc Jean de Montfort, il continue son récit lorsque l'épopée de Cuvelier se tait.

Le glossaire que M. Charrière a joint au poëme prête au lecteur peu familiarisé avec la langue du XIVe siècle un secours utile; cependant on l'aurait désiré plus complet à la fois et moins rempli. Pourquoi n'avoir pas expliqué le mot folour, quoistron, tarses et d'autres? Pourquoi en avoir admis quelques-uns trop en usage encore aujourd'hui pour avoir besoin d'explication, tels que dextre, bourde, etc. Il en est pour

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'Histoire de Bretagne. Cependant on y trouve quelquefois quatre vers de suite sur la même rime, et de temps en temps des rimes fort insuffisantes, telles que semble et septembre, autre et faulte, etc., lesquelles ne sont réellement que des

assonances.

lesquels le glossaire donne un sens évidemment fautif, ou du moins ne donne pas les diverses acceptions du mot; ainsi le glossaire explique le mot tinel par cour, état de maison, tandis qu'au vers 984 il ne peut pas signifier autre chose qu'une arme; est-ce la massue de Rainouard dans le poëme de Guillaume au court nez?

L'éditeur a joint à son texte vingt-quatre pièces qu'il a trouvées aux archives du royaume, et qui, outre le mérite qu'elles ont d'éclaircir le poëme, présentent un véritable intérêt historique.

Si nous n'avions pas dû limiter notre examen aux questions littéraires, et que nous eussions embrassé dans toute leur étendue les questions historiques et politiques qui se développent tout naturellement dans ce sujet, nous aurions voulu suivre l'auteur de l'introduction. à travers les hautes considérations où il s'engage sur l'importance historique du poëme et sur l'époque où vécut du Guesclin, époque pleine d'étranges vicissitudes et d'une singulière originalité sans doute, mais qui, nous le croyons, ne devait pas clore, comme le prétend M. Charrière, l'âge héroïque et poétique de notre pays, puisque nous avions encore une guerre nationale à soutenir, et que Dieu n'avait pas encore envoyé à la France sa miraculeuse héroïne. Nous l'aurions vu pénétrant dans les profondeurs du xiv° siècle, étudier le passage d'une société à une autre, et rechercher, dans trois œuvres capitales de ce temps-là, les chroniques en prose de Froissart, la chronique latine du second continuateur de Nangis et la chronique métrique de Cuvelier, le caractère d'une transformation sociale, dont ces trois auteurs n'ont qu'une intelligence incomplète, au point de vue différent où chacun d'eux est placé, tandis que, pris ensemble, ils en offrent la révélation tout entière, par la variété des impressions qu'ils nous transmettent après les avoir eux

mêmes recues.

Nous aurions partagé le regret que M. Charrière exprime de cette réprobation qui a pesé, pendant plusieurs siècles, sur une étude et sur des œuvres «que le sentiment national, dit-il, aurait dû seul préserver.» Mais peut-être n'aurions-nous pas partagé son opinion, lorsqu'il affirme que cette réprobation « tenait au dédain des institutions mal jugées,» tandis que, selon nous, c'est à une langue imparfaite et à des poëtes inhabiles qu'il faut l'attribuer.

Nous aurions, avec lui, épié les erreurs et les lacunes de la chronique rimée, demandé la rectification des faits oubliés, des peintures plus fidèles, des jugements plus profonds aux historiens étrangers ou nationaux, aux espagnols Ayala et Mariana, aux anglais Rymer et Kuygton, à nos vieux annalistes de Bretagne, à nos bénédictins, à d'Ar

gentré, à Duchastelet, et aux historiens plus modernes, Fréminville, Mazas et les autres.

Mais, en nous abstenant d'étendre ainsi notre examen, nous ne devons pas moins rendre au travail de l'auteur de cette introduction et des notes la justice que mérite son savoir solide, sa fine intelligence de l'époque et son style grave, ferme et animé. Nous ne dissimulerons pas qu'on pourra contester quelques-unes de ses opinions historiques, juger certaines hardiesses un peu hasardées, et désirer parfois plus de clarté dans son exposition. Mais, malgré ces imperfections, le travail que M. Charrière a fait sur cette dernière chanson de geste n'est pas moins un ouvrage remarquable et digne d'appeler l'attention des esprits sérieux et des amateurs de notre vieille histoire comme de notre vieille poésie.

M. AVENEL.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

M. le comte de Cassini, membre de l'Académie des sciences, section d'astronomie, est mort à Thury-sous-Clermont (Oise), le 18 octobre, à l'âge de 97 ans.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

L'Académie des beaux-arts a tenu, le 4 octobre, sa séance publique annuelle sous la présidence de M. Halévy. Après l'exécution d'un morceau instrumental de M. Maillard, pensionnaire de l'Académie de France à Rome, et la lecture d'un rapport de M. Raoul-Rochette, secrétaire perpétuel, sur les ouvrages envoyés de Rome par les pensionnaires de l'Académie, la distribution des grands prix de peinture. de paysage historique, de sculpture, d'architecture et de composition musicale, a

eu lieu dans l'ordre suivant.

PEINTURE. Le sujet du concours donné par l'Académie était Jésus dans le prétoire. Le premier grand prix a été remporté par M. Benouville (François-Léon), né à Paris, le 28 septembre 1823, élève de M. Picot.

Le second grand prix a été remporté par M. Cabanel (Alexandre), né à Montpellier, le 28 septembre 1823, élève de M. Picot.

L'Académie a décidé que le témoignage de la satisfaction que lui a causée ce concours, où les deux tableaux qu'elle a couronnés se distinguent par des qualités. qui se sont rencontrées rarement au même degré dans les concours, serait rendu public, et qu'il serait joint à ce témoignage l'expression du regret qu'elle a éprouvé

de n'avoir point à sa disposition un deuxième premier grand prix pour l'accorder à l'auteur du tableau qui a obtenu le second prix.

PAYSAGE HISTORIQUE. L'Académie avait donné pour sujet du concours: Ulysse et Nausicaa.

Le premier grand prix a été remporté par M. Benouville (Jean-Achille), né à Paris, le 15 juillet 1815, élève de M. Picot.

L'Académie n'a point décerné de second grand prix.

SCULPTURE. L'Académie avait donné pour sujet du concours : Thésée soulevant le rocher.

Le premier grand prix a été remporté par M. Guillaume (Jean-Baptiste-ClaudeEugène), né à Montbard (Côte-d'Or), le 4 juillet 1822, élève de M. Pradier.

L'Académie a déclaré que, après la figure qui a obtenu le premier prix, elle en a distingué une autre qui lui a paru digne d'éloges à beaucoup d'égards, mais que son auteur, ayant déjà obtenu un second grand prix dans un précédent concours, ne pouvait l'obtenir à celui-ci. L'auteur de cette figure est M. Moreau (Mathurin), né à Dijon, élève de MM. Pradier et Dumont.

ARCHITECTURE. Le sujet donné par l'Académie était une église cathédrale pour une ville capitale.

Le premier grand prix a été remporté par M. Thomas (Félix), né à Nantes, le 29 septembre 1815, élève de M. Le Bas.

Le premier second grand prix a été remporté par M. Trémaux (Pierre), né à Charcey (Saône-et-Loire), le 28 juillet 1818, élève de M. Le Bas.

Le deuxième second grand prix a été remporté par M. Lainé (Charles-AugustePhilippe), né à la Rochelle, le 28 juillet 1816, élève de feu M. Guénepin et de M. Achille Leclerc.

COMPOSITION MUSICALE. Le sujet du concours a été, conformément aux règlements de l'Académie des beaux-arts:

Pour l'admission des candidats à concourir, 1° une fugue à huit parties, à deux chœurs, sur des paroles latines dont ils reçoivent le sujet avec les paroles au moment d'entrer en loge; 2° un chœur à six voix, sur un texte poétique, avec accompagnement à grand orchestre;

Pour le concours définitif, une réunion de scènes lyriques à trois voix, précédée d'une introduction instrumentale suffisamment développée, d'après laquelle réunion de scènes les grands prix sont décernés.

L'Académie n'a point décerné de premier grand prix.

Le second grand prix a été remporté par M. Ortolan (Eugène), né à Paris le 1 avril 1824, élève de feu M. Berton et de M. Halévy.

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PRIX EXTRAORDINAIRE FONDÉ PAR M. LE COMTE DE MAILLÉ-LATOUR-LANDRY. Feu M. le comte Ch. de Maillé-Latour-Landry a légué par son testament à l'Académie française et à l'Académie royale des beaux-arts une somme de 30,000 francs pour la fondation d'un prix à accorder, chaque année, au jugement de ces deux académies, alternativement, à un écrivain et à un artiste pauvre dont le talent méritera d'être encouragé.

L'Académie, se conformant aux intentions de M. le comte de Maillé-LatourLandry, a décerné ce prix à M. Pils, peintre, ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome.

L'Académie a arrêté, le 15 septembre 1821, que les noms de MM. les élèves de l'école royale et spéciale des beaux-arts qui auront, dans l'année, remporté les médailles des prix fondés par M. le comte de Caylus, celui fondé par M. de Latour, et

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