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Me de Bovis avait trente-deux ans et lui vingt; étaient-ce bien là des libertés filiales?

D'ailleurs M. de Beauvallon se trompe, et Mme de Bovis y met aujourd'hui bien de l'indulgence. Il se trouve que la montre n'était pas à elle; elle ne l'aurait donc pas risquée dans les hasards du mont-depiété, et elle en a été si outrée qu'elle lui a fermé sa porte.

Je sais bien qu'on nous demandera ce que fait l'aventure de la montre dans l'affaire du duel. Je réponds que j'accuse le duel de déloyauté, et ce mot va loin, et il part de loin. Que voulez-vous? Je me

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défie de ces existences louches qui gagnent 500 francs par mois et qui ont des vicissitudes de 13,000 francs dans une soirée. Il ne faut pas plus forfaire à l'honneur pour glisser des armes de traître dans un duel que pour le larcin d'une montre.

M. Rosemond de Beauvallon est, dit-on, un homme fort doux, fort conciliant, fort humain; la preuve qu'on en donne est qu'il a arrangé des querelles.

Quoi qu'il en soit, si M. Beauvallon était en effet un homme conciliant et humain, je dirais que c'est pour lui un devoir plus que pour tout autre. Il y a des traditions tragiques dans sa famille : son beau

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frère a blessé en duel un honorable député de Brest, et son père a eu quatre duels malheureux. C'est M. Granier de Cassagnac qui l'a dit lui-même dans l'instruction, et il sait trop bien le français pour n'avoir pas senti la portée de ce langage.

Cependant M. Rosemond de Beauvallon ne vivait guère de façon à faire tomber le bruit des malheurs qui pesaient sur son nom. Il vivait en raffiné, hantant le divan Lepeletier et la salle d'armes de Grisier, servant de témoin à M. Roger de Beauvoir dans sa querelle avec M. Taxile Delort, et à M. Granier de Cassagnac dans son duel avec M. Lacrosse; du reste, parfaitement préparé à jouer un rôle sinistre dans quelque rencontre, de première force à l'épée, ainsi que l'attestent Grisier et M. de Coëtlogon, tous deux compétents. Quant au pistolet, le premier mot qu'ont dit ses témoins à M. Arthur Bertrand, c'est qu'il était encore plus fort qu'à l'épée ; et vous allez voir qu'ils avaient raison écoutez plutôt cette histoire.

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En 1840 un voyageur parcourait, dans l'île de Cuba, des parages infestés de bandits. Il avait le pistolet au poing et marchait avec prudence. Tout à coup il est accosté par un personnage armé jusqu'aux dents, qui lui dit : « Est-ce que vous croyez que vos pistolets vous seraient fort utiles en cas de mauvaise rencontre? Tenez, si vous devez être assassiné, ce sera facile: on s'embusquera derrière un arbre, et l'on vous tuera d'un coup de carabine. - Vous êtes dans l'erreur, réplique le voyageur avec un grand sang-froid, car, pour m'envoyer un coup de carabine de derrière un arbre, il faut au moins me montrer un œil, et je n'en demande pas davantage pour vous loger une balle dans le crâne. » Et en disant cela le voyageur désigne un petit oiseau posé sur une branche voisine, il l'ajuste, le coup part, et l'oiseau tombe. Le voyageur qui a fait et écrit cela est sous vos yeux, et voici le livre où il raconte cette aventure. Je sais bien qu'on dira que c'est là un conte, une nouvelle, un trait de jactance, pour faire

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frissonner les cabinets de lecture. A cela je réponds | que le livre est sérieux, que trop sérieux,... qu'il n'y a pas de trace de badinage, qu'il est dédié à la reine d'Espagne, qu'il a valu à M. de Beauvallon une décoration, et qu'à part cette prouesse, il ne contient que de la statistique. J'ajoute, d'ailleurs, que le voyageur dont parle le livre est le même homme qui a logé une balle dans la tête de Dujarier à quarante pas! (Mouvement.)

Voilà ce qu'est M. de Beauvallon à vingt-trois ans; voilà une jeunesse bien employée! Aussi n'en a-t-il plus de jeunesse : il le dit lui-même dans son livre « Il a été mêlé si tôt aux hommes et aux choses, il a épuisé tout ce qui murit l'âme humaine! » Enfin il lui faut des scènes de haut goût. (Rires.)

Voila les adversaires mis en présence. L'avocat raconte alors les querelles de boutique qui vont les mettre aux prises. Il dit les attaques contre la Presse faites par M. Granier de Cassagnac, «ce Murat de la diffamation, disait-on, et, si l'on voulait dire par là qu'il était toujours en avant, même quand il n'était suivi de personne, on disait juste. » Il raconte les ripostes judiciaires de Dujarier et semble y voir la véritable cause de la provocation de Beauvallon; car les autres sont par trop inadmissibles. Le propos à Me Albert, Dujarier l'avait nié; et d'ailleurs est-ce une offense que d'éviter les gens? « Sur ma parole, M. de Beauvallon tuera bien du monde s'il tue tous ceux qui déclineront l'honneur de sa compagnie ! »

-Est-ce le propos tenu à Mule Liévenne? Je conviens que c'était une énormité. Cependant, avant de condaniner l'apostrophe comme inexcusable, je voudrais qu'on me répétât, autant que cela se peut faire en Cour d'assises, quelque chose de ce qui se disait à ce dîner. En ce monde il faut mettre tout à sa place. Telle licence paraîtrait effrontée dans une assemblée de quakers qui serait très-fade dans une orgie... Je sais bien que le diner du 7 mars n'était pas une orgie... Non... Me Liévenne y était, Mile Alice Ozy y etait, Mlle Atala Beauchêne y était; en consequence, c'était une réunion comme il faut. (On rit.) Mais il faut convenir que ces dames s'y étaient mal prises pour être... tout à fait respectées. C'était leur intention, je le veux, je le sais, je le concède; mais, en vérité, elles y ont mis de la maladresse. D'abord, quand on veut imposer aux gens qu'on reçoit le ton et la réserve d'un salon, il ne faut pas les réunir dans un dîner où chacun paye son écot. Sans doute cela ne dispense pas d'être poli; mais cela permet d'être plus causeur, je ne veux pas dire plus débraillé. (Rires.)

En second lieu, quand on veut donner une soirée d'une irréprochable pruderie, on ne réunit pas des gens qui n'ont jamais été présentés les uns aux autres, ni surtout dans les deux sexes la fleur du célibat parisien. (Rire général.)

C'est un plaisir de feuilleter cette instruction criminelle. Le plus âgé de cette joyeuse soirée n'a pas plus de vingt-six ans. M. Roger de Beauvoir seul avait la majesté de trente-cinq ans. (Nouveaux rires.)

C'est dans cette grave assemblée que Dujarier a dit ce que tous les poëtes ont dit, ce que tous les moralistes ont dit, ce qu'avait dit avant eux la vieille allégorie de Jupiter et de Danaé. Encore n'a-t-il pas fait grand bruit avec son toast, et ne l'a-t-il pas proféré de façon à faire scandale. Ç'a été ce qu'Horace appelle licentia sumpta pudenter, car personne ne l'a entendu que M. Roger de Beauvoir.

En tout cas, les danes qui étaient là n'y avaient

sans doute pas réfléchi, mais elles devaient s'attendre à quelque chose de semblable. Quand on veut garder ses oreilles tout à fait chastes, il ne faut pas se hasarder dans un dîner à 55 francs par tête. Croyez-moi, la bonne compagnie dine à moins de frais. Rien qu'à ce formidable écot, un habitué de la vie parisienne se serait attendu à trouver là des jupons courts et des conversations décolletées. Prenezy garde! Au prix du dîner, les vins qu'on y buvait étaient plus vieux qu'aucun des convives. Or les vins de cet âge sont expérimentés, et, si jamais on a dit excusablement qu'on avait les femmes avec de l'or, il semble que ce devait être dans un dine de jeunes comédiennes et de jeunes hommes, après les flacons de cent ans.

L'autre cause du duel, le jeu, ne serait pas plus sérieuse. Et pourtant, voilà pourquoi on a exigé des excuses et forcé Dujarier à ce duel qu'il ne comprenait pas.

Sur le terrain, un homme apporte des pistolets dont le canon est noir de poudre.

Quels étaient ces pistolets et quel était l'homme qui les avait apportés? Ceci mérite explication.

M. le vicomte d'Ecquevillez, quel est-il? Oh! dit-on, c'est une tête vive; il s'est jeté dans la guerre de Navarre, et il se trouvait alors à Paris.Mais enfin qui le connaît? Qui répond de lui? Qui sait pertinemment qui il est et d'où il vient? Le comte de Flers, sur qui pèse la solidarité de ce personnage plus que sur tout autre, puisqu'il a été de moitié avec lui le parrain de Beauvallon dans ce duel, le comte de Flers a dit dans l'instruction qu'il ne le connaissait que de vue. C'est peu pour partager la responsabilité d'un homicide! Encore ce peu n'est-il pas bien sûr; car M. de Flers convient que, le jour du cartel, il reçut la visite de M. d'Ecquevillez et qu'il ne le reconnut pas. M. Véron y a mis plus de circonspection. Comme Dujarier le pressait de venir à ce diner, il a répondu qu'il ne dinait jamais que là où il était sûr de ses convives. Je crois que M. Véron fut bien inspiré. Les notes de police, qui sont au dossier criminel, prétendent connaitre M. d'Ecquevillez fâcheusement; mais moi je n'en demande pas tant, je me borne à dire ce que j'en sais. Or voici ce que l'instruction nous apprend. M. d'Ecquevillez s'était chargé de porter deux cartels à la fois à Dujarier, ce qui dans les lois du duel n'était pas féal. Aussi, en homme habile, a-t-il été au-devant de l'objection en disant à M. de Boignes: Je conviens que de la part d'un autre ça aurait l'air d'un guet-apens. Et, en effet, l'homme était assez cynique, puisqu'il lui échappa que la figure de Dujarier déplaisait à Beauvallon.

Autre symptôme inquiétant. M. d'Ecquevillez avait un passe-port fraîchement pris la veille du duel M. Arthur Bertrand l'a affirmé. Vous n'ignorez pas que M. d'Ecquevillez a disparu le lendemain. Des quatre témoins, c'est le seul qui se soit refusé à la justice.

Que s'était-il donc passé au bois de Boulogne, que M. d'Ecquevillez ait franchi si brusquement la frontière? Tachons de le pénétrer. Les conditions du duel avaient été écrites le matin même chez M. de Boignes, et il était arrêté qu'on se bornerait à un coup de feu de part et d'autre.

Hélas! un coup suffisait à Beauvallon, mais surtout s'il tirait avec un pistolet de son choix. M. d'Ecquevillez y fit de son mieux. Il proposa d'abord, comme étourdiment, des pistolets qu'il avait apportés. On ne lui concéda pas cette confiance. Il

demanda ensuite que chacun des combattants se servit des pistolets qui lui conviendraient. Mais autoriser M. de Beauvallon à se servir de pistolets faits à sa main, c'était rendre le duel nécessairement mortel.

MM. de Boignes et Arthur Bertrand exigèrent qu'on se servit de pistolets entièrement inconnus aux deux adversaires. Cette clause pouvait sauver Dujarier. Pour la faire mieux respecter, ils refusèrent d'excellents pistolets que Dujarier proposa et qui lui avaient été prêtés la veille par M. Alexandre Dumas. Ils les refusèrent, alléguant qu'étant lié avec Alexandre Dumas, Dujarier pouvait avoir manié ces pistolets. Ce fut alors qu'on tira au sort qui fournirait les pistolets, et que M. d'Ecquevillez gagna ce précieux privilége.

Comment s'en servit-il? Sur ce point, M. d'Ecquevillez doit un compte grave à Dieu et aux hommes. Certes personne ici ne se méprendra sur l'importance de la clause qui voulait que les pistolets fussent inconnus aux deux combattants. Le tireur le plus habile perd beaucoup de son adresse à manier une arme qui lui est toute nouvelle. La forme de la crosse, la facilité de la détente, le rapport du point de mire avec le canon sont des choses qu'on étudie et qu'il faut savoir pour se servir d'un pistolet avec quelque chance. La funeste adresse de Beauvallon aurait été neutralisée par la nécessité de se servir d'une arme inconnue. C'était à cette condition, et seulement à cette condition, que les parrains de Dujarier consentaient à risquer sa vie. Eh bien! M. d'Ecquevillez a déclaré à MM. de Boignes et Arthur Bertrand qu'il avait en bas dans sa voiture des pistolets qui lui appartenaient, qu'il avait achetés 700 fr. chez Devismes, il y avait environ une année, et qui étaient tout à fait inconnus à M. de Beauvallon. Cependant il convient aujourd'hui que Devismes ne lui à jamais vendu de pistolets et qu'il se permit alors un mensonge. La vérité est aujourd'hui prouvée les pistolets qu'il glissa déloyalement dans le duel étaient ceux de M. Granier de Cassagnac, beau-frère de M. de Beauvallon, et M. de Beauvallon en personne avait apporté les pistolets dès le point du jour à M. d'Ecquevillez, pour qu'il les produisit dans cette conférence comme des armes qui étaient inconnues à Beauvallon.

Pour se purger de cette trahison, M. de Beauvallon a dit que les pistolets de M. Granier de Cassagnac lui étaient inconnus. M. Granier de Cassagnac vient sur ce point en aide à son beau-frère; il a dit dans l'instruction : « Ce que je puis affirmer sur l'honneur, c'est que Beauvallon n'a jamais touché à mes pistolets. >>

Mais M. Granier de Cassagnac avait aussi solennellement juré (cette fois devant Dieu seulement) que ses pistolets étaient chez Devismes le jour du duel, et Devismes lui a donné un démenti formel, tenace et catégorique, si bien que c'est ce démenti qui oblige aujourd'hui Beauvallon à avouer qu'il s'est servi des pistolets de son beau-frère.

Maintenant, MM. Granier de Cassagnac et de Beauvallon sont-ils dans le vrai quand ils disent que les pistolets étaient tout à fait inconnus au meurtrier de Dujarier?

Mais d'abord il ne fallait pas que M. Granier de Cassagnac trompât la justice en lui laissant ignorer que c'étaient ses pistolets qui avaient servi au duel. Il a dit qu'il n'avait jamais nié; non, il n'a pas nié; mais après avoir juré de dire toute la vérité, rien que la vérité, il en a laissé une partie dans un

nuage. Ensuite il ne fallait pas jurer sur l'honneur que M. de Beauvallon ne les avait jamais touchés, car il les touchait au moins depuis la veille. Or il n'en faut pas davantage à un tireur exercé pour adapter ses pistolets à sa main, pour en étudier les ressorts, la couche et la détente.

Mais je vais plus loin: M. de Beauvallon n'a-t-il pas essayé ces pistolets à poudre et à balle, le matin même du duel? Voyons! Il est sorti de chez lui à six heures et demie du matin si l'on en croit la femme Havet et sa fille, qui doivent bien le savoir, puisqu'elles sont les portières de sa maison, à sept heures au plus tard si l'on prend l'heure signalée par M. Arnoux; M. d'Ecquevillez n'était, avec les pistolets, chez M. de Boignes qu'à neuf heures. L'emploi de ces deux heures ou de ces deux heures et demie, je vous prie? Qu'a fait M. de Beauvallon pendant ce temps-là? Il ne le dit pas. Remarquez que le tir de Reinette est sur le chemin qu'il a parcouru pour porter les pistolets de M. Granier de Cassagnac à son complice, car M. d'Ecquevillez demeurait à Chaillot, et le tir de Reinette est au rondpoint des Champs-Elysées. Or quel est le tir où le voyageur dont je vous ai parlé (vous savez, le voyageur de Cuba, qui ne demande à voir qu'un œil pour loger une balle dans le crâne) a acquis cette dextérité rare? C'est précisément le tir de Reinette, c'est le tir où M. de Beauvallon a ses habitudes. En effet, le livre que M. de Beauvallon a publié ajoute à son récit cette réflexion judicieuse : Jamais je ne compris mieux qu'en ce moment l'emploi utile des heures passées au tir de Reinette.

Ainsi tout était calculé dans l'itinéraire de M. de Beauvallon: il lui fallait un témoin qui prît sur lui d'introduire dans le duel les pistolets de M. Granier de Cassagnac, et M. de Beauvallon a cheminé pour cela jusqu'à Chaillot; il lui fallait un lieu propice pour essayer les pistolets, et il y avait sur la route de Chaillot un tir qui lui était familier, où il avait formé son adresse jusqu'à tuer à balle un roitelet.

Là encore se trouve une charge accablante pour l'accusé; car le comte de Flers demeurait à deux pas de la maison qu'il habite, tandis que Chaillot en est au moins à une lieue. Pourquoi, dans une extrémité aussi pressante, franchir un si long trajet, s'il s'agissait de remettre à l'un de ses deux témoins des armes loyales? Pourquoi préférer celui de ses témoins qui demeurait à Chaillot à celui qui demeurait à sa porte?

Ajoutez à tout cela que M. Roger de Beauvoir a déposé qu'on lui avait dit que Beauvallon avait passé toute la journée qui a précédé le duel à s'exercer au pistolet, et vous expliquerez très-bien pourquoi, au moment de la rencontre, les pistolets se sont trouvés crassés de poudre.

Et M Léon Duval raconte ce duel inégal, dans lequel Beauvallon profite de toutes les chances, n'en laissant aucune à son adversaire, et tire froidement, lentement, sur un homme qui ne se couvre même pas. On dit, Messieurs, que la Providence a mis sur la face humaine je ne sais quelle divine grandeur, comme pour en détourner les violences; mais il y a des gens sans pitié et sans préjugés, pour qui le visage fait à l'image de Dieu n'est qu'une cible.

-

Dujarier tombe, et, pendant que chacun s'empresse autour de lui, Beauvallon et d'Ecquevillez se jettent sur le pistolet qui était à deux pas du mourant. Ils le ramassent, ils s'enfuient...

Une heure après, les serviteurs de Dujarier le déposaient dans son appartement. Tout, dans ce logis,

parlait d'avenir et de jeunesse; tout y était projet pour une longue vie; lui, cependant, il était là gisant sur son lit; le cœur ne battait plus, il était mort... La figure, trouée par la balle de Beauvallon, portait le cachet de la mort violente; pourtant elle était sereine encore; elle avait l'empreinte de son facile et bon naturel, et puis quelque chose aussi de cette fière lueur que la mort laisse sur les traits quand on l'a vue venir avec courage. Un papier sortait de sa poche sur sa poitrine, c'était son testament. Il y avait une goutte de sang sur ces mots : prétexte frivole...

Je ne sais, Messieurs, si je me trompe, mais il me semble qu'après un duel, la grande, la vraie compétence du jury, c'est l'appréciation de la cause qui a conduit un homme à en tuer un autre. Il n'est pas possible que, sur une terre chrétienne, le duel, même loyal, soit impuni, s'il a été imposé au mort pour une cause frivole et non avouable.

Je crois que tout le monde ici, même M. de Beauvallon, sera de mon avis, quand je dirai qu'un duel sans motif pressant et impérieux est un duel in

fâme.

Je sais tout ce qu'on peut dire sur la cruelle nécessité du duel. Un homme d'Etat éminent, un magnifique orateur, un homme que je ne puis nommer sans éprouver l'émotion d'une admiration respectueuse, M. Guizot, l'a dit naguère avec profondeur et vérité :

« C'est une chose bonne, morale et salutaire, « qu'il y ait une juridiction pour tous les cas, et ils « sont nombreux, que les juridictions n'atteignent « pas. On peut être un gueux, un infâme, le der«nier des misérables, et rester néanmoins hors << des atteintes du Code. Une infinité d'insultes, de << molestations, de calomnies, de tyrannies et d'op«pressions intolérables et odieuses, se commet«< traient tous les jours, à la face des magistrats, << s'il n'y avait pas, partout où il se trouve un homme « de cœur, une justice appréciatrice de ces coups, « justice qui se lève tout à coup en face de l'inso«lent et du calomniateur, une épée ou un pistolet « à la main. Cette justice redoutée maintient l'ur« banité des relations et les convenances sociales, « sans compter qu'elle sauvegarde la partie la plus «< inviolable et la plus sainte de l'honneur des fa<< milles. >>

་་

Vous le voyez, je n'ai pas peur de la lumière, et je vais plus loin, j'adhère à ces fières paroles, j'y souscris; oui, il faut savoir le penser et le dire, même ici, il n'est pas un de nous qui, après un de ces outrages que la justice humaine ne sait ni ne peut venger, ne mit sa sœur ou sa mère sous la protection de son épée.

Mais, songez-y bien, il faut un motif sacré, un motif dont on puisse rendre compte à Dieu, un motif qui pèse le poids d'une âme immortelle. L'autorité que j'invoquais tout à l'heure n'a pas failli à le dire, et M. Guizot a ajouté : « Bien entendu, à condition que la justice intervienne toujours pour apprécier les motifs du duel. »

Autrement qu'arrivera-t-il? Vous verrez les familles dévastées par ces hommes qui pour être soufferts ont besoin d'inspirer la terreur. Tout prétexte leur sera bon; car n'oubliez pas que Dujarier a écrit dans son testament qu'il était provoqué sur un prétexte. Un coupe-jarrets choisira sous l'aile d'une mère, parmi ses enfants, le plus jeune, le plus beau, le plus novice, et puis il rendra l'enfant à sa mère le cœur froid et les yeux fermés.

Cherchons donc pourquoi M. de Beauvallon a absolument voulu se battre en duel avec Dujarier. Est-ce pour la pudeur de M. Granier de Cassagnac offensée par les saisies de Dujarier? ou pour la pudeur de Me Liévenne? ou pour celle de Mile Ozy? ou pour le propos de Mme Albert? ou pour la partie de cartes?

Ce ne peut pas être pour Mile Liévenne. Sa femme de chambre à été entendue dans l'instruction, et elle a donné sur l'alcôve de cette dame des détails qui prouvent que c'était à un autre qu'il incombait de la venger. Cet autre était au dîner du 7 mars, il y était à la place d'honneur, il suffisait de reste à faire ses affaires lui-même. Dans aucune des situations de la vie, on n'a le droit de se constituer le champion d'une dame notoirement pourvue.

Ce ne peut pas être pour le propos de Mme Albert. M. Arnoux, l'ami de M. de Beauvallon, son meilleur ami, celui qui a passé avec lui la nuit qui a précédé le duel, a qualifié cette aventure de son vrai nom, il a dit que c'était une pique. Or je ne sache pas que M. de Beauvallon en soit à tuer les gens pour une pique. D'ailleurs le propos a été désavoué.

Ce ne peut pas être pour les poursuites judiciaires dirigées par Dujarier contre M. Granier de Cassagnac. Ce serait trop grave. Où en serionsnous si le duel allait se mêler des intérêts d'argent? Je cherche ce qui nous resterait de civilisation, et ce que la propriété des biens de ce monde conserverait de garantie, s'il y allait d'un coup de pistolet à prendre une hypothèque, à revendiquer un état civil ou à poursuivre la rentrée d'une lettre de change.

M. Granier de Cassagnac, se levant avec vivacité. -Monsieur le Président, je demande à m'expliquer.

M. le Président.-Vous ne pouvez parler ici. M. Granier de Cassagnac. Monsieur le Président, il est impossible que je souffre plus longtemps qu'on me mette en scène d'une façon aussi indécente.

M. le Président.· Si vous ne pouvez pas le souffrir, il faut sortir de l'audience. Plus tard l'avocat de votre beau-frère répondra.

Me Léon Duval. - Les émotions de M. Granier de Cassagnac ne doivent émouvoir personne; je les ai vues plus d'une fois factices. Je n'ai pas besoin de dire que je parle sur des jugements, sur des lettres, sur des actes de procédure, et que je les lirais si cela ne me jetait pas en dehors de mon chemin... N'en parlons plus...

Il faut rendre justice au duel, il a toujours reconnu que les affaires d'argent ne tombaient pas sous le fil de l'épée. Mon autorité sur ce point, c'est le livre de M. de Châteauvillard.

Mais pourquoi discuter toutes ces causes de haine? Beauvallon lui-même les a toutes condamnées comme insuffisantes; il a dit à Grisier (il faut conserver le mot) que c'était un tas de bêtises; et quand il a chargé ses amis de son cartel, il ne les a chargés d'en avouer aucune, preuve terrible qu'aucune d'elles ne pouvait porter la mort d'un homme!

Comment va-t-on l'absoudre, cet homicide qui ne peut dire ni sa raison, ni ses causes? On vous dira que le duel n'est ni prévu, ni puni par le Code pénal, et que c'est l'opinion de quatre ou cinq Cours royales; on vous fera peur de votre juridiction, on vous alarmera sur votre compétence. C'est qu'en effet les partisans du duel sont pointilleux et diffi

ciles. Il y a bien dans ce procès criminel un cadavre, il y a une autopsie, il y a une pauvre mère qui pleure; ce sang que vous voyez là sur ces vêtements souillés, c'est bien le sang de Dujarier, ce sont bien les dernières gouttes de sa vie; mais de meurtre et de meurtrier, il n'y en a point.

Convenons-en, Messieurs, et que ce soit le trait le plus effrayant de nos mœurs, ces sortes de catastrophes ont un dénoûment parfaitement simple. On tue un homme parce que sa figure vous déplaît, ou pour quelque autre raison de cette force... Quand la chose est faite, on rentre chez soi, on prend quelques heures de repos, le soir et les jours suivants on découche, on évite les lieux publics, on se prive de l'Opéra et du Vaudeville; au besoin même on donne le change à la justice par des articles de journaux destinés à lui persuader qu'on est à l'étranger, et l'on dépiste ainsi la police. La police n'est pas toujours aussi crédule...; mais elle a aussi son faible pour le duel, et elle se laisse mystifier.

Cependant les débats judiciaires s'ouvrent; alors on revient, et l'on est enfin le héros d'une grande et belle réunion judiciaire. On dit ses raisons: on a tué cet homme parce qu'il refusait de payer 20 louis, parce qu'il avait tutoyé une femme de théâtre..., que sais-je, moi? pour quelque grave raison de cette espèce...; sur quoi on est absous à l'unanimité et en cinq minutes..., absous à une condition, à une condition indispensable: c'est qu'on ait tué son homme sans rémission ni miséricorde; car, si l'on s'est borné à le blesser, c'est différent, on est jugé sérieusement par un tribunal correctionnel, et l'on est infailliblement condamné. Oui, Messieurs, c'est là le beau spectacle que le jury donne à la France. Toutes les fois, sans exception, que le duel a produit des blessures qui n'ont pas alité le patient pendant vingt jours, la justice a fait son devoir, et le duel a toujours été puni; au contraire, toutes les fois qu'il y a eu mort d'homme, le duel a été absous. Jetez les yeux sur les tables funéraires du duel en 1837, trois morts, trois acquittements; en 1838, six morts, six acquittements; en 1839, trois morts, trois acquittements; en 1840, un mort, un acquittement; en 1841, cinq morts, cinq acquittements.

Vous le voyez, on a bien raison de dire que nous sommes le peuple le plus spirituel de l'univers : chez nous, il y a avantage à tuer son adversaire! Un honorable député de Paris l'a dit récemment à la tribune de la Chambre, il l'a dit comme je vous le dis; et ce qui prouve combien nous avons d'esprit, c'est le genre de succès qu'il a obtenu... il a fait rire !

Maintenant, Messieurs les Jurés, vous avez en face de vous une mère à qui on a tué son fils unique. Entendez-vous cela? -Vous qui êtes heureux, et qui, en rentrant chez vous, allez revoir vos enfants, recevoir et leur rendre leurs caresses, cellelà n'a plus d'enfant ; c'est à vous de voir si vous trouvez cela plaisant, et si vous êtes disposés à en rire. (Sensation.)

Que si cette adversité vous touche, ne dites pas que la loi vous manque ce serait une lâche et mauvaise excuse. Pour l'honneur de notre temps, ne dites pas cela, nous en serions flétris, et ce serait à notre honte. Non, les lois de Louis XIII et de Louis XIV n'ont pas sur les nôtres cette prééminence d'avoir mis le duel au ban des honnêtes gens et de la justice, quand nos lois d'aujourd'hui lui

donneraient carte blanche. Non, nous n'avons pas reculé dans le respect que vaut la vie humaine, la vie qui vient de Dieu, qu'il a faite pour le devoir, et pour que l'humanité marchât ici-bas à l'accomplissement de ses mystérieuses destinées. On me demande où est le texte de loi pénale qui atteint le duel, et moi je dis, avec la Cour de cassation et avec l'élite des Cours royales, que le texte est dans l'article 295 du Code pénal, qui qualifie de meurtre tout homicide commis volontairement; dans l'article 65, qui vous interdit d'excuser un meurtre quand la loi ne vous permet pas de le déclarer excusable; enfin dans le silence du Code pénal, qui n'admet pas le duel comme une excuse.

Mais qu'ai-je besoin de vous lire des textes? La preuve qu'il y a une loi, c'est que vous avez à vos pieds un meurtrier, et que vous êtes investis du droit de le condamner. Est-ce par hasard sous votre bon plaisir que l'enceinte des assises s'est ouverte, que vous y siégez de pair avec les plus vénérés magistrats, et que vous avez juré devant Dieu de ne trahir ni l'accusé, ni la société qui l'accuse? Non, la Cour de cassation a visé la loi, la Cour royale de Rouen a ajourné l'accusé à comparaître et vous a convoqués pour le juger. Voilà vos pouvoirs; dites s'il y en a sur la terre de plus sûrs et de plus augustes.

Descendez donc en paix dans le domaine du fait, vous qui ne pourriez en sortir qu'en dépassant votre mandat et en excédant votre puissance légale. Le souci de savoir s'il y a une loi qui mette la main sur le duel appartient à d'autres, aussi religieux que vous, et qui n'ont pas laissé cette responsabilité à vos consciences.

On vous dira encore pour M. de Beauvallon..., et je ne veux pas lui laisser ce subterfuge..., on vous dira: la cause du duel était légère, mais M. de Beauvallon a fait tout ce qu'il a pu pour ne pas donner la mort; il voulait se battre à l'épée, il voulait se contenter de désarmer son adversaire. Il l'a dit à M. de Bérard, il l'a dit à Grisier. La veille du duel, il étudiait l'art de faire sauter l'épée des mains de son ennemi; c'est Dujarier qui a déconcerté ce plan, c'est lui qui a été au-devant de son sort, en exigeant le combat au pistolet, où tous les ménagements sont impossibles.

Voici ce que je réponds.

Il est péremptoirement impossible de concilier l'intention de ménager Dujarier avec l'obstination que M. de Beauvallon a mise à vouloir le duel. Pourquoi faire dire à Dujarier qu'il ne gagnerait rien à décliner la provocation, et qu'on l'obligerait à se battre par une insulte à sa personne?

Qu'un homme de mœurs douces et d'un cœur honnête subisse la tyrannie du point d'honneur jusqu'à mettre sa vie à la discrétion d'un duel pour une cause légère, je le comprends, et nous n'en avons que trop d'exemples; mais qu'à défaut de cause quelconque on lui donne froidement le choix entre un soufflet et un duel, qu'on le pousse ainsi sur le terrain sous la contrainte d'une avanie mortelle, il n'y a là ni honneur ni libre arbitre; la spontanéité, qui est le seul héroïsme des duels, manque; ce n'est plus qu'un meurtre.

D'ailleurs, si M. de Beauvallon ne voulait que désarmer Dujarier, les choses avaient tourné de façon qu'il n'était pas nécessaire de lui loger une balle dans la tête, pour lui emprunter la langue qu'il parle; car MM. Arthur Bertrand et de Boignes avaient fini par comprendre que ce duel sans mo

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