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CINNA

ου

LA CLEMENCE D'AUGUSTE

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES

PAR CORNEILLE.

[PIERRE CORNEILLE, né à Rouen en 1606, est le père de la scène tra gique en France.

Ce génie vigoureux et sublime est remarquable dans l'art d'imaginer des plans hardis, de les varier et d'y faire agir ces puissants ressorts qu. attachent le cœur et l'esprit par la grandeur des images. Son style n'est pas toujours très pur, et se ressent parfois de la rudesse du temps où il vivait; mais quand il exprime une idée sublime, il ne manque jamais d'unir la force à la précision. C'est le Shakspeare des Français. Ses chefs-d'œuvre sont: le Cid, Cinna, Horace, Polyeucte, Rodogune, Pompée Il mourut à Paris en 1684.]

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Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,

Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire;

Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l'état où je suis,

Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré,
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine et l'effet de ma rage;
Je m'abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois pour une mort lui devoir mille morts.
Au milieu toutefois d'une fureur si juste,
J'aime encor plus Cinna que je ne hais Auguste ;
Et je sens refroidir ce bouillant mouvement,
Quand il faut pour le suivre exposer mon amant.
Oui, Cinna, contre moi moi-même je m'irrite
Quand je songe aux dangers où je te précipite.
Quoique pour me servir tu n'appréhendes rien,
Te demander du sang, c'est exposer le tien.
D'une si haute place on n'abat point de têtes
Sans attirer sur soi mille et mille tempêtes;
L'issue en est douteuse, et le péril certain.
Un ami déloyal peut trahir son dessein;
L'ordre mal concerté, l'occasion mal prise,
Peuvent sur son auteur renverser l'entreprise,
Tourner sur toi les coups dont tu le veux frapper,
Dans sa ruine même il peut t'envelopper;
Et quoi qu'en ma faveur ton amour exécute,
Il te peut en tombant écraser sous sa chûte.
Ah! cesse de courir à ce mortel danger:

Te perdre en me vengeant ce n'est pas me venger.
Un cœur est trop cruel quand il trouve des charmes
Aux douceurs que corrompt l'amertume des larmes ;
Et l'on doit mettre au rang des plus cuisants malheurs
La mort d'un ennemi qui coûte tant de pleurs.

Mais peut-on en verser alors qu'on venge un père?
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Et quand son assassin tombe sous notre effort,
Doit-on considérer ce que coûte sa mort?
Cessez, yaines frayeurs, cessez lâches tendresses,
De jeter dans mon cœur vos indignes faiblesses;
Et toi qui les produis par tes soins superflus,
Amour, sers mon devoir, et ne le combats plus.
Lui céder c'est ta gloire, et le vaincre ta honte;

Montre-toi généreux, souffrant qu'il te surmonte;
Plus tu lui donneras, plus il te va donner,
Et ne triomphera que pour te couronner.

SCÈNE II.

Emilie, Fulvie.

Emi. Je l'ai juré, Fulvie, et je le jure encore, Quoique j'aime Cinna, quoique mon cœur l'adore, S'il me veut posséder, Auguste doit périr; Sa tête est le seul prix dont il peut m'acquérir: Je lui prescris la loi que mon devoir m'impose. Ful. Elle a, pour la blâmer, une trop juste cause: Par un si grand dessein vous vous faites juger Digne sang de celui que vous voulez venger. Mais, encore une fois, souffrez que je vous die' Qu'une si juste ardeur devrait être attiédie: Auguste chaque jour, à force de bienfaits, Semble assez réparer les maux qu'il vous a faits; Sa faveur envers vous paraît si déclarée Que vous êtes chez lui la plus considérée ; Et de ses courtisans souvent les plus heureux Vous pressent à genoux de lui parler pour eux.

Emi. Toute cette faveur ne me rend pas mon père;
Et de quelque façon que l'on me considère,
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d'un proscrit.

Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses;
D'une main odieuse ils tiennent lieu d'offenses:
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d'armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m'en fait chaque jour sans changer mon courage;
Je suis ce que j'étais, et je puis davantage;
Et des mêmes présents qu'il verse dans mes mains
J'achète contre lui les esprits des Romains.
Je recevrais de lui la place de Livie

Comme un moyen plus sûr d'attenter à sa vie :
Pour qui venge son père il n'est point de forfaits,
Et c'est vendre son sang que se rendre aux bienfaits.
Ful. Quel besoin toutefois de passer pour ingrate?

1 Permettant à mon devoir de te maîtriser.

Pour auquel il peut.

Pour dise. Licence poétique.

Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate?
Assez d'autres sans vous n'ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi.

Tant de braves Romains, tant d'illustres victimes,
Qu'à son ambition ont immolés ses crimes,
Laissent à leurs enfants d'assez vives douleurs

Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l'ont entrepris, mille autres vont .es suivre :
Qui vit haï de tous ne saurait long-temps vivre.
Remettez à leurs bras les communs intérêts,

Et n'aidez leurs desseins que par des vœux secrets.
Emi. Quoi! je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J'attendrai du hasard qu'il ose le détruire?

Et je satisferai des devoirs si pressants

Par une haine obscure et des vœux impuissants?
Sa perte, que je veux, me deviendrait amère
Si quelqu'un l'immolait à d'autres qu'à mon père;
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,
Qui, le faisant périr, ne me vengerait pas.
C'est une lâcheté que de remettre à d'autres
Les intérêts publics qui s'attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu'on remporte à punir les tyrans;
Et faisons publier par toute l'Italie :

“La liberté de Rome est l'œuvre d'Emilie :
On a touché son âme, et son cœur s'est épris ;
Mais elle n'a donné son amour qu'à ce prix."

Ful. Votre amour à ce prix n'est qu'un présent funeste Qui porte à votre amant sa perte manifeste. Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l'exposez;

Combien à cet écueil se sont déjà brisés :

Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.
Emi. Ah! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir,
La crainte de sa mort me fait déjà mourir ;
Mon esprit en désordre à soi-même s'oppose;
Je veux, et ne veux pas, je m'emporte, et je n'ose;
Et mon devoir, confus, languissant, étonné,

Cède aux rebellions de mon cœur mutiné.

Tout beau,' ma passion, deviens un peu moins forte; Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n'importe; Cinna n'est pas perdu pour être hasardé.

1 Doucement

De quelques légions qu'Auguste soit gardé,

Quelque soin qu'il se donne, et quelque ordre qu'il tienne,
Qui méprise la vie est maître de la sienne :

Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.

Quoi qu'il en soit, qu'Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice;
Cinna me l'a promis en recevant ma foi,
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m'en vouloir dédire:
Aujourd'hui l'on s'assemble, aujourd'hui l'on conspire;
L'heure, le lieu, le bras se choisit aujourd'hui ;

Et c'est à faire' enfin à mourir après lui...

Mais, le voici qui vient.

Emi,

SCÈNE III.

Cinna, Emilie, Fulvie.

Cinna, votre assemblée

Par l'effroi du péril n'est-elle point troublée ?

Et reconnaissez-vous au front de vos amis

Qu'ils soient prêts à tenir ce qu'ils vous ont promis?
Cin. Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d'espérer une si belle issue;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort;
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord.
Tous s'y montrent portés avec tant d'alégresse
Qu'ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux
Qu'ils semblent tous venger un père, comme vous.
Emi. Je l'avais bien prévu que pour un tel ouvrage
Cinna saurait choisir des hommes de courage,

Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L'intérêt d'Émilie et celui des Romains.

Cin. Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèls Cette troupe entreprend une action si belle !

Au seul nom de César, d'Auguste, et d'empereur,

Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur, et rougir de colère.
"Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux.

Il faut faire en sorte de mourir après lui.

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