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dans toute sa beauté d'orateur sacré dès cette première époque de 1699 à 1704 et à ce point de réunion des deux siècles: il montra que le grand règne durait toujours, et que jusqu'en ce dernier automne la postérité des chefs-d'œuvre s'y continuait.

Les discours de Massillon ont cela de particulier, au point de vue littéraire, qu'ils ne furent jamais imprimés de son vivant; le seul de ses discours qu'il publia luimême, et pour lequel il se vit critiqué, fut son Oraison funèbre du prince de Conti en 1709. A part ce morceau, la totalité des ouvrages de Massillon, y compris son Petit Carême, ne fut pour la première fois livrée au public qu'après sa mort et par les soins de son neveu en 1745. Je me trompe: on avait essayé d'en donner de son vivant une ébauche d'édition faite sur des notes et par des copistes (la sténographie n'existait pas alors); c'était sur cette édition incomplète, non authentique, que les critiques étaient réduits à le juger. Lorsque parut l'édition donnée par le neveu de Massillon et conforme en tout aux manuscrits, elle réunit donc tous les suffrages et satisfit à un grand désir des chrétiens et des gens de goût. On dit qu'elle rapporta au neveu dix mille écus. Il est constant que Massillon, dans ses années de retraite et durant ses loisirs d'évêque, avait beaucoup revu ses Sermons, qu'il les avait retouchés et peut-être refaits en partie. Les Jansénistes l'accusèrent d'en avoir altéré des endroits pour la doctrine : il est à croire qu'il se contenta seulement d'y remettre plus d'accord et de justesse, en y laissant subsister la forme première et l'esprit. Un écrivain de nos jours, qui a parlé de Massillon avec une prédilection peu commune (1), a relevé dans cette édition même de 1745, qui est devenue le patron de toutes les autres, des locutions qu'il est difficile de ne (1) M. de Sacy, dans un article du Journal des Débats du 4 mai

pas croire des fautes d'impression, et il a exprimé le désir qu'on refît une comparaison du texte avec les manuscrits. En attendant, et sauf quelques taches qui se perdent dans la richesse du tissu et comme dans les plis de l'étoffe, nous possédons un Massillon assez entier et assez accompli pour en jouir avec confiance et avec plénitude.

Quand Massillon parut, Bourdaloue terminait sa carrière Bossuet, comme auteur de Sermons, avait clos la sienne au moment même où Bourdaloue commençait. Ainsi ces grandes lumières n'eurent point à se combattre ni à s'éclipser l'une l'autre, elles se succédèrent paisiblement et largement comme une suite de riches saisons ou comme les heures d'une journée splendide. L'innovation de Massillon, venant après. Bourdaloue, fut d'introduire le pathétique et un sentiment plus vif et plus présent des passions humaines dans l'économie du discours religieux, et d'attendrir légèrement la parole sacrée sans l'amollir encore. C'est là l'effet que produiront, à qui saura les lire dans une disposition convenable, la plupart des Sermons de son Avent et de son Grand Carême. Qu'on se représente bien (pour s'en donner toute l'impression), et le cadre, et l'auditoire, et l'orateur: « Ne vous semble-t-il pas, disaient après des années les témoins qui l'avaient entendu, ne vous semble-t-il pas le voir encore dans nos chaires avec cet air simple, ce maintien modeste, ces yeux humblement baissés, ce geste négligé, ce ton affectueux, cette contenance d'un homme pénétré, portant dans les esprits les plus brillantes lumières, et dans les cœurs les mouvements les plus tendres? Il ne tonnait pas dans la chaire il n'épouvantait pas l'auditoire par la force de ses mou vements et l'éclat de sa voix; non : mais, par sa douce persuasion, il versait en eux, comme naturellement, ces sentiments qui attendrissent et qui se manifestent

par les larmes et le silence. Ce n'était pas des feursétudiées, recherchées, affectées; non les fleurs nais-saient sous ses pas sans qu'il les cherchât, presque sansqu'il les aperçut; elles étaient si simples, si naturelles, qu'elles semblaient lui échapper contre son gré et n'en trer pour rien dans son action. L'auditeur ne s'en apercevait que par cet enchantement qui le ravissait à luimême (1). »

Massillon en chaire n'avait presque point de gestes : cet œil qu'il baissait d'abord, qu'il tenait baissé d'habitude, lorsqu'ensuite, à de rares intervalles, il le levait et le promenait sur l'auditoire, lui faisait le plus beau des gestes; il avait, a dit l'abbé Maury, l'œil éloquent. Ses exordes avaient quelque chose d'heureux et qui saisissait aisément, comme le jour où il prononça l'Oraison funèbre de Louis XIV, et où, après avoir parcouru en silence du regard tout ce magnifique appareil funéraire, il commença par ces mots : « Dieu seul est grand, mes Frères !... » ou comme ce jour encore où, prêchant pour la première fois devant ce même Louis XIV, à la fête de la Toussaint, et prenant pour texte: Bienheureux ceux qui pleurent! il débuta de la

sorte:

a Sire,

« Si le monde parlait ici à la place de Jésus-Christ, sans doute i ne tiendrait pas à Votre Majesté le même langage.

«Heureux le Prince, vous dirait-il, qui n'a jamais combattu que pour vaincre; qui n'a vu tant de Puissances armées contre lui qu pour leur donner une paix plus glorieuse (la paix de Ryswick), et qui a toujours été plus grand ou que le péril ou que la victoire!

« Heureux le Prince qui, durant le cours d'un règne long et flo rissant, jouit à loisir des fruits de sa gloire, de l'amour de ses peu ples, de l'estime de ses ennemis, de l'admiration de l'univers...!

(1) On trouve cette vive et ingénieuse description dans la Ré ponse de M. Languet, archevêque de Sens, au Discours de réception du duc de Nivernais qui succéda à Massillon à l'Académie française Aséance du 4 février 1743),

Ainsi parlerait le monde; mais, Sire, Jésus Christ ne parle pas comme le monde.

« Heureux, vous dit-il, non celui qui fait l'admiration de son siècle, mais celui qui fait sa principale occupation du siècle à venir, et qui vit dans le mépris de soi-même et de tout ce qui passe... !

<< Heureux, non celui dont l'histoire va immortaliser le règne et les actions dans le souvenir des hommes, mais celui dont les larmes auront effacé l'histoire de ses péchés du souvenir de Dieu même, etc., etc. »

On voit le double développement, et avec quel art délicat et majestueux Massillon qui paraissait pour la première fois devant Louis XIV, et qui y venait précédé d'une réputation d'austérité, savait mêler le com. pliment et l'hommage à la leçon même.

Un critique très-fin (M. Joubert) a dit de lui « Le plan des Sermons de Massillon est mesquin, mais les basreliefs en sont superbes. » Je sais de plus que les hommes du métier, et qui ont fait une étude approfondie de ces orateurs de la Chaire, mettent, Bourdaloue fort audessus de Massillon pour l'ordonnance et pour le dessin des ensembles. Toutefois j'avoue que les plans de ces Sermons de Massillon ne me paraissent point particulièrement mesquins, ils sont fort simples, et en ces matières c'est peut-être ce qui convient le mieux : le mérite principal et le plus touchant consiste dans J'abondance du développement qui fertilise. Or, Massillon possède au plus haut degré cet art du développement; on pourrait même dire que c'est là son talent presque tout entier. Prendre un texte de l'Écriture et nous l'interpréter moralement selon nos besoins actuels, le déplier et l'étendre dans tous les sens en nous le traduisant dans un langage qui soit nôtre et qui réponde à tous les points de nos habitudes et de nos cœurs, faire ainsi des tableaux sensibles qui, sans être des portraits, ne soient point des lieux-communs vagues, et atteindre à la finesse sans sortir de la généralité et

de la noblesse des termes, c'est là en quoi Massillon excelle. Il semble être né exprès pour justifier le mot de Cicéron « Summa autem laus eloquentiæ est, amplificare rem ornando... Le comble et la perfection de l'éloquence, c'est d'amplifier le sujet en l'ornant et le décorant. » Il est maître unique dans ce genre d'amplification que Quintilien a défini « un certain amas de pensées et d'expressions qui conspirent à faire sentir la même chose : car, encore que ni ces pensées ni ces expressions ne s'élèvent point par degrés, cependant l'objet se trouve grossi et comme haussé par l'assemblage même. » Otez seulement à cette définition ce que le mot amas (congeries) a pour nous de pénible et de désagréable. Chaque développement chez Massillon, chaque strophe oratoire se compose d'une suite de pensées et de phrases, d'ordinaire assez courtes, se reproduisant d'elles-mêmes, naissant l'une de l'autre, s'appelant, se succédant, sans traits aigus, sans images trop saillantes ni communes, et marchant avec nombre et mélodie comme les parties d'un même tout. C'est un groupe en mouvement, c'est un concert naturel, harmonieux. Buffon, qui estimait Massillon le premier de nos prosateurs, semble l'avoir eu présent à la pensée lorsque, dans son Discours sur le Style, il a dit : « Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet; il fauty réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée; et, lorsqu'on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s'en écarter, sans l'appuyer trop inégalement, sans lui donner d'autre mouvement que celui qui sera déterminé par l'espace qu'elle doit parcourir. C'est en cela que consiste la sévérité du style. » Chez Massillon, cette allure naturelle n'avait aucun caractère de sévérité, mais plutôt un air d'effusion et

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