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l'abbé de Pons, comme Marivaux ; il y avait ceux qui ne riaient pas et les esprits rectilignes comme l'abbé Terrasson, membre de l'Académie des sciences. Ce dernier, à la venue duquel madame Dacier s'était écriée : « Un géomètre! quel fléau pour la poésie qu'un géomètre publia en deux volumes sa Dissertation critique sur l'Iliade (1715); il y a du mérite et de l'originalité. Ce n'était pas ici comme pour La Motte qui posait en principe qu'il était parfaitement inutile de savoir le grec pour juger du point en litige; l'abbé Terrasson savait le grec, mais il n'en avait pas plus pour cela le sentiment du beau. Cependant il montrait dans l'examen de la question autant de sérieux que La Motte y avait mis de légèreté et d'air mondain. C'est Terrasson qui fit le mieux voir qu'on ne devait envisager cette querelle que comme un cas particulier et une application de plus de la révolution opérée par Descartes dans l'ordre intellectuel. Selon lui, Descartes a renouvelé pour ainsi dire l'esprit humain, en substituant la raison à la prévention. Cette prévention, déjà vaincue en physique et dans les matières de science, subsiste encore en littérature: Homère et Aristote sont les deux grands noms, les deux idoles encore debout sur le seuil de la rhétorique et de la poétique. il s'agit de déloger l'autorité de ces derniers postes spécieux : « L'examen << dans les ouvrages de belles-lettres, nous dit Terras<< son, doit donc tenir lieu de l'expérience dans les su<< jets de physique; et le même bon esprit, qui fait em<< ployer l'expérience dans l'un, fera toujours employer « l'examen dans l'autre. » Le livre de Terrasson est à lire comme un des plaidoyers les plus directs et les plus consciencieux qui aient été faits en faveur de la doctrine de la perfectibilité. Il place l'enfance du genre humain en Grèce, au temps d'Homère, son adolescence au temps de la florissante Athènes, sa maturité au

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temps de César et d'Auguste. Cette maturité, une fois acquise, dure encore selon lui et se continue avec des accidents et des variétés diverses; mais le progrès se marque de plus en plus en un certain sens. L'abbé Terrasson croit déjà à son siècle comme plus tard y eroira Condorcet: Les sciences naturelles, dit-il, ont < prêté leur justesse aux belles-lettres et les belles«<lettres ont prêté leur élégance aux sciences natu«relles; mais, pour étendre et fortifier cette union heu<< reuse qui peut seule porter la littérature à sa dernière << perfection, il faut nécessairement rappeler les unes

et les autres à un principe commun, et ce principe << n'est autre que l'esprit de philosophie. » Dès l'abord, il avait défini cet esprit de philosophie comme il l'entendait, «< une supériorité de raison qui nous fait rapporter chaque chose à ses principes propres et naturels, indépendamment de l'opinion qu'en ont eue les autres hommes. » Il accordait à l'Académie française la gloire un peu exagérée d'avoir la première institué la discussion littéraire dans ces termes philosophiques, et d'avoir conclu de l'admiration mal fondée que l'on avait eue pour les vieux philosophes, qu'il fallait examiner de plus près celle que l'on avait encore pour les anciens poetes: « L'ouverture de cette dispute, disait<< il un peu magnifiquement, a achevé de rendre à l'es<«<prit humain toute sa dignité, en l'affranchissant « aussi sur les belles-lettres du joug ridicule de la pré<<vention. » C'était par là que Terrasson croyait qu'il nous appartenait de devenir littérairement supérieurs aux Latins, lesquels, supérieurs de fait aux Grecs, n'avaient jamais osé en secouer le joug. Il nous exhortait donc, avec une sorte d'effronterie naïve dont il donnait l'exemple, à avoir le courage de nous préférer nousmêmes à nos anciens et à nos devanciers, à proclamer notre siècle (c'est-à-dire le sien) le premier et le plus

éclairé des siècles, le seul qui fût en possession d'une
certaine justesse de raisonnement jusque-là inconnue.
A cette date de 1715, il célébrait déjà dans les Français
une nation philosophe, une nation chez qui l'illusion
pouvait prendre, mais durait moins que chez tout autre
peuple : « La philosophie fait, pour ainsi dire, l'esprit
<< général répandu dans l'air, auquel tout le monde
<< participe sans même s'en apercevoir. » S'il avait écrit
cinquante ans plus tard, l'abbé Terrasson n'eût pas dit
autrement. En ce qui est du langage en particulier, il
se prononçait exclusivement dans le même sens absolu
de la rectitude analytique. Méconnaissant dans Ho-
mère, ou plutôt n'estimant point cette langue si abon-
dante et si riche, qui est comme voisine de l'invention
et encore toute vivante de la sensation même, il préfé-
rait nettement la nôtre : « J'oserai le dire à l'avantage
<< de notre langue, je la regarde comme un tamis mer-

veilleux qui laisse passer tout ce que les Anciens ont
<< de bon, et qui arrête tout ce qu'ils ont de mauvais. »
Enfin, s'emparant d'un mot de Caton l'Ancien pour le
compléter et le perfectionner à notre usage, il con-
cluait en ces termes : « Caton le Censeur connaissait
<< parfaitement l'esprit général des Grecs, et combien
<<< ils donnaient au son des mots, lorsqu'il disait que la
<< parole sortait aux Grecs des lèvres, et aux Romains
<< du cœur ; à quoi j'ajouterais, pour achever le paral-
<< lèle, qu'aux vrais modernes elle sort du fond de l'es-
<<prit et de la raison. >>

Jamais on n'a exprimé la confiance moderne marchant
droit devant elle en toute matière, avec plus de résolu-
tion et plus d'intrépidité que l'abbé Terrasson. Dans
cette question d'Homère il trouvait le moyen de se mon-
trer un disciple de Descartes, un précurseur de Tu got,
de Condorcet, d'Auguste Comte et d'Emerson. C'était
dépasser de beaucoup les horizons de madame Dacier.

Aussi ne répondit-elle qu'à peine et en courant dans la Préface de son Odyssée (1716), et elle laissa M. Dacier s'en tirer assez maladroitement avec l'abbé Terrasson, qui eut le dernier mot. Elle-même avait pour le moment un autre adversaire sur les bras, et un adversaire bien imprévu. Un savant jésuite, le Père Hardouin, s'était jeté aussi à la traverse dans le combat et avait publié une Apologie d' Homère (1716): nais quelle apologie! autant eût valu le pavé le plus accablant. Le Père Hardouin partait de ce point que personne jusque-là n'avait entendu le sujet de l'Iliade, qu'il proclamait d'ailleurs le chef-d'œuvre le plus ingénieux de l'esprit humain en son genre; il venait donc révéler à tous pour la première fois ce sujet tel qu'il se flattait de l'avoir découvert : ce n'était pas du tout la colère d'Achille comme on l'avait cru généralement, mais bien la destruction, selon lui, et l'extinction de la branche d'Ilus, décrite et racontée tout en l'honneur d'Énée qui était de la branche cadette. Il présentait l'idée d'Homère, en un mot, comme celle d'un poëte qui aurait raconté les désastres de la Ligue et les malheurs des derniers Valois pour faire plaisir et honneur à Henri IV régnant et aux Bourbons. Cette idée bizarre du Père Hardouin allait bien avec tout ce qu'on savait de lui, et quand on lui représentait qu'il aimait trop à s'écarter en tout des opinions communes : « Croyez-vous donc, répondaitil, que je me serais levé toute ma vie à trois heures du matin pour ne penser que comme les autres? » Dans le cas présent, madame Dacier le combattit en toute hâte, mais avec toute sorte de déférence dans la forme. En face de ce colosse d'érudition et de pédantisme, elle fut même relativement légère et spirituelle : « Quand je « lui ôterai le mérite d'avoir entendu Homère et péné«tré l'art de la poésie, disait-elle du docte jésuite, je « ne lui ôterai presque rien: il lui reste des richesses

<< infinies: au lieu que moi, si le Révérend Père m'a<< vait ravi le médiocre avantage d'avoir passablement << traduit et expliqué ce poëte et démêlé l'art du poëme, << je n'aurais plus rien; c'est la seule petite brebis que « je possède (1); je l'ai nourrie avec soin, elle range << de mon pain et boit dans ma coupe : serait-il juste « qu'un homme si riche vînt me la ravir? » Mais imaginez cependant la gaieté des espiègles modernes et des irrévérends mondains lorsqu'ils virent les partisans de l'Antiquité aux prises entre eux et ne pouvant s'accorder sur le sujet même du poëme qu'ils offraient comme modèle à l'admiration et à l'imitation de tous.

Au moment où elle brisait cette dernière lance contre le Père Hardouin à propos de l'idée d'Homère et du bouclier d'Achille, madame Dacier était déjà réconciliée avec La Motte. Des amis communs s'étaient entremis et avaient ménagé l'accommodement. Le Père Buffier notamment avait publié en ce sens et dans ce but son Homère en arbitrage, c'est-à-dire deux lettres adressées à la marquise de Lambert avec une réponse de celle-ci (1715). Après un examen poli, mitigé et complaisant, il concluait que les deux adversaires pouvaient se tenir quitte à quitte, et qu'ils étaient suffisamment d'accord dans l'essentiel, à savoir, « qu'Homère est un des plus grands esprits du monde, et qu'il a fait le premier une sorte de poëme auquel nul autre, le tout pour le tout, n'a jamais été préféré ou préférable. » Madame de Lambert, de son côté, remarquait que le moment était venu sans doute d'opérer le rapprochement « Le temps, ce me semble, disait-elle, y est propre. Madame Dacier s'est soulagé le cœur par le grand nombre d'injures qu'elle a dites. Le public rit

(1) C'est une allusion à la parabole du prophète Nathan parlant à David (Livre des Rois, II, 12)

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