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ces. La première Dauphine, qui était Allemande et née princesse de Bavière, le dit à Madame en pleurant, ¦ mais sans rien oser pour empêcher un tel affront qui les atteignait toutes deux : « Laissez-moi faire, répondit Madame, j'arrangerai cela; car, lorsque j'ai raison, rien ne m'intimide. » Et le lendemain elle s'arrangea si bien qu'elle rencontra dans le parc une des deux demoiselles soi-disant comtesses Palatines : elle l'aborda et la traita de telle sorte (les termes étonnants en ont été conservés) que la pauvre fille en prit une maladie dont elle mourut. Louis XIV se contenta de dire à Madame : « Il ne fait pas bon se jouer à vous sur le chapitre de votre maison; la vie en dépend. » A quoi Madame répliqua : « Je n'aime pas les impostures. » Et elle n'eut pas le moindre regret à ce qu'elle avait fait. Ce trait est caractéristique de la part d'une nature d'ailleurs essentiellement bonne. Toute passion vive devient aisément cruelle quand elle se trouve en face de l'objet qui la gêne ou qui la brave. Ici cette exécution que fit Madame lui apparaissait sous la forme rigoureuse d'un devoir d'honneur.

La vie que Madame menait à la Cour de France varia nécessairement un peu durant les cinquante et un ans qu'elle y passa; elle n'y vivait pas tout à fait à l'âge de vingt-cinq ans comme elle faisait à soixante. A toutes les époques cependant et dès avant la mort de Monsieur, elle sut s'y faire une retraite et une sorte de solitude. Les côtés excessifs et disparates du caractère de Madame sont déjà assez visibles et assez connus : je voudrais ne pas négliger de faire apercevoir les parties fermes et élevées de son âme. Elle écrivait de Saint-Cloud le 47 juin 1698:

Je n'ai pas besoin de beaucoup de consolation à l'égard de la mort; je ne désire pas la mort, et je ne la redoute point. On n'a pas besoin du Catéchisme de Heidelberg pour apprendre à ne pas trop

s'attacher à ce monde, surtout en ce pays où tout est si plein de fausseté, d'envie et de méchanceté, et où les vices les plus inouïs s'étalent sans retenue; mais désirer la mort est une chose tout à fait opposée à la nature. Au milieu de cette grande Cour, je me suis retirée comme dans une solitude, et il y a fort peu de gens avec lesquels j'aie de fréquents rapports; je suis de longues journées entières toute Beule dans mon cabinet, où je m'occupe à lire et à écrire. Si quelques personnes viennent me rendre visite, je ne les vois qu'un moment, je parle de la pluie et du beau temps ou bien des nouvelles du jour, et je me réfugie ensuite dans ma retraite. Quatre fois par semaine, j'ai mes jours de courrier le lundi, en Savoie; le mercredi, à Modène ; le jeudi et le dimanche j'écris de très-longues lettres à ma tante à Hanovre; de six à huit heures, je me promène en voiture avec Monsieur et avec nos dames; trois fois par semaine, je vais à Paris, et tous les jours j'écris à mes amies qui y demeurent; Je chasse une ou deux fois par semaine : c'est ainsi que je passe mon temps. >>

Quand elle parle de solitude, on voit que c'était une solitude de Cour, et encore très-diversifiée. Pourtant c'était quelque chose à une femme d'un si grand monde, à une princesse, que de passer ainsi plusieurs heures, chaque jour seule dans son cabinet et en présence de son écritoire.

Après la mort de Monsieur, Madame put vivre davantage à sa guise. Elle eut du regret d'être obligée de renvoyer ses filles d'honneur, dont la jeunesse et la gaieté la divertissaient; elle se donna un dédommagement selon son cœur en prenant près d'elle et en s'attachant sans titre officiel deux amies, la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, toutes deux veuves, que Monsieur avait éloignées avec aversion de la Cour du Palais-Royal, et auxquelles Madame était restée fidèle dans l'absence; c'étaient cos amies de Paris à qui elle écrivait continuellement. Devenue libre elle-même, elle les voulut près d'elle, et sut jouir presque en simple particulière de cette amitié unie et constante à laquelle elle croyait.

La chasse avait été longtemps une des grandes distractions ou plutôt une des passions de Madame. J'ai

dit qu'enfant à Heidelberg, elle s'était livrée le plus qu'elle avait pu aux exercices virils. Toutefois son père s'était opposé à ce qu'elle chassât et qu'elle montât à theval. C'est donc en France qu'elle fit son apprentissage; sa pétulance le lui rendit assez dangereux; elle tomba jusqu'à vingt-six fois de cheval, sans s'effrayer pour cela en rien ni se décourager : « Est-il possible que vous n'ayez jamais vu de grandes chasses? J'ai vu prendre plus de mille cerfs, et j'ai fait aussi des chutes graves; mais sur vingt-six fois que je suis tombée de cheval, je ne me suis fait mal qu'une seule. » Elle s'était démis le coude ce jour-là.

La comédie était une autre de ses passions, et qui tenait en elle à l'intelligence et au goût des choses de l'esprit. Ce fut le seul plaisir (avec celui d'écrire) qui lui resta jusqu'à la fin de sa vie. Elle n'était pas, sur le chapitre de la comédie, de l'avis de Bossuet, de Bourdaloue et des autres grands oracles religieux d'alors; elle devançait l'opinion de l'avenir et celle des moralistes plus indulgents : « A l'égard des prêtres qui défendent la comédie, écrivait-elle assez irrévérencieusement, je n'en parlerai pas davantage : je dirai seulement que, s'ils y voyaient un peu plus loin que leur nez, ils comprendraient que l'argent que le peuple dépense pour aller à la Comédie n'est pas mal employé : d'abord, les comédiens sont de pauvres diables qui gagnent ainsi leur vie; ensuite la comédie inspire la joie, la joie produit la santé, la santé donne la force, la force produit de bons travaux; la comédie est donc à encourager plutôt qu'à défendre. » Elle aimait à rire, et le Malade imaginaire la divertissait au point qu'on croirait quelquefois, à lire ses lettres, qu'elle en a voulu imiter le genre de plaisanteries dans ce qu'elles ont de plus physique et de moins fait pour la bouche des femmes. Cependant « le Malade imaginaire n'est pas celle des comédies de Mo

fière que j'aime le mieux, disait-elle; Tartufe me plaît davantage. » Et dans une autre lettre : « Je ne puis vous écrire plus long, car on m'appelle pour aller à la Comédie; je vais voir le Misanthrope, celle des pièces de Molière qui me fait le plus de plaisir. » Elle admirait Corneille, elle cite la Mort de Pompée; je ne sais si elle goûta Esther: elle aurait aimé Shakespeare : « J'ai souvent entendu Son Altesse notre père, écrivait-elle à sa demi-sœur, dire qu'il n'y avait pas au monde de plus belles comédies que celles des Anglais. »

Après la mort de Monsieur et durant les dernières années de Louis XIV, elle avait adopté un genre de vie tout à fait exact et retiré : « Je suis ici fort délaissée (5 mai 1709), car tous, jeunes et vieux, courent après la faveur; la Maintenon ne peut me souffrir; la duchesse de Bourgogne n'aime que ce que cette dame aime. » Elle s'était donc faite absolument ermite au milieu de la Cour: « Je ne fraye avec personne si ce n'est avec mes gens; je suis aussi polie que je peux avec tout le monde, mais je ne contracte avec personne des liaisons particulières, et je vis seule; je me promène, je vais en voiture; mais depuis deux heures jusqu'à neuf et demie, je ne vois plus figure humaine; je lis, j'écris, ou je m'amuse à faire des paniers comme celui que j'ai envoyé à ma tante. » Quelquefois, cependant, pour animer ce long intervalle de deux heures à neuf heures et demie, les dames de sa maison faisaient auprès de sa table une partie d'hombre ou de brelan. La Régence de son fils ramena du monde de la Cour chez Madame, et d'ailleurs le séjour plus ordinaire à Paris durant cette Régence lui permettait moins la retraite que ne l'avait fait le séjour à Versailles. Quelquefois, dès le matin, il lui arrivait des demi-douzaines de duchesses qui lui prenaient son temps et lui coupaient sa correspondance. Elle détestait ces conversations de pure politesse, où l'on parle

sans avoir rien à dire : « J'aime bien mieux être seule qu'avoir à me donner le tourment de chercher ce que j'aurai à dire à chacun; car les Français trouvent mauvais qu'on ne leur parle pas, et alors ils s'en vont mécontents; il faut donc se mettre en peine de ce qu'on peut leur dire; aussi suis-je contente et tranquille lorsqu'on me laisse dans ma solitude... » Elle faisait exception avec moins de déplaisir quand il s'agissait des Allemands de qualité, qui demandaient tous à être présentés chez elle et qu'elle accueillait fort bien. Elle avait quelquefois dans son appartement jusqu'à vingt-neuf princes, comtes ou gentilshommes allemands. L'un de ces voyageurs, et qui était plus homme d'esprit qu'autre chose, nous l'a très-bien peinte dans ces dernières années de sa vie; on a par lui cet intérieur au naturel :

« Cette princesse, dit le baron de Poellnitz, était très-affable, accordant cependant assez difficilement sa protection. Elle parlait beaucoup et parlait bien : elle aimait surtout à parler sa langue naturelle que près de cinquante années de séjour en France n'ont pu lui faire oublier; ce qui était cause qu'elle était charmée de voir des seigneurs de sa nation et d'entretenir commerce de lettres avec eux. Elle était très-exacte à écrire à madame l'Électrice de Hanovre et à plusieurs autres personnes en Allemagne. Ce n'étaient point de petites lettres qu'elle écrivait ordinairement, elle remplissait fort bien vingt à trente feuillets de papier. J'en ai vu plusieurs qui auraient mérité d'être rendues publiques; je n'ai rien vu de mieux écrit en allemand. Aussi cette princesse ne faisait-elle qu'écrire du matin au soir. D'abord, après son lever qui était toujours vers les neuf heures (1), elle se mettait à sa toilette; de là, elle passait dans son cabinet où, après avoir été quelque temps en prière, elle se mettait à écrire jusqu'à l'heure de sa messe. Après la messe, elle écrivait

(1) Poellnitz indique une autre heure; je corrige d'après ce que dit Madame (voir une lettre d'elle du 20 septembre 1714). Elle n'oublie pas une chose essentielle qu'elle fait en se levant et qu'une autre qu'elle n'aurait jamais eu l'idée de dire. Décidément elle avait été un peu élevée selon la méthode de Ponocrates dans Rabelais : «Se eveilloit donc Gargantua environ quatre heures du matin... : » et ce qui suit.

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