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plus tôt que je pus, pour aller pleurer en liberté sur la montagne ce grand désastre. Il ne faut donc pas s'étonner si en 1815 Jouffroy figura avec la plupart des élèves de l'École normale, M. Cousin en tête, dans les rangs des volontaires royaux. J'aime à croire cependant que Waterloo lui aura inspiré de tout autres sentiments que la capitulation de Paris. Quant à moi, quelques modifications que le temps ait pu apporter à mes opinions, ce seront toujours à mes yeux des jours néfastes.

« Quelques années après, je vins aussi à Paris; mais j'y vis trèsrarement Jouffroy. Enchaîné par mes occupations, je respectais trop les siennes pour lui parler de mes misères. Puis je manquais de confiance en lui; sous cet air si grave et si froid, je ne sus pas reconnaître tout ce qu'il y avait de chaleur et même d'enthousiasme dans le cœur. Je ne pouvais oublier non plus la capitulation de Paris, aggravée encore par le désastre de Waterloo. Je regrettais enfin qu'il m'eût parlé avec une espèce de dédain de l'abbé Jouffroy, son parent, très-médiocre professeur, il est vrai, mais excellent homme et qui avait été pour lui un second père : c'était, selon moi, pousser un peu loin le zèle d'un nouveau converti. Il est très-vrai qu'il appartenait à une famille essentiellement catholique, et même contre-révolutionnaire. Le frère de l'abbé, doué comme celui-ci d'une force herculéenne, était dans mes montagnes une espèce de Rob Roy, la terreur des gendarmes et la providence des émigrés. Le collége de Lons-leSaulnier n'avait pour professeurs que des prêtres insermentés, ce qui ne nous empêcha pas de sortir de leurs mains tous plus ou moins disciples de Voltaire ou de Rousseau. Je ne pense pas que Jouffroy ait échappé à la contagion commune; sa foi devait être bien ébranlée avant la fameuse nuit qui décida de sa conversion. Ce qui le distingua de ses camarades sceptiques, c'est qu'elle fit place à une foi non moins sincère dans la philosophie: ce fut pour lui une nouvelle religion dans laquelle il se flatta de trouver la solution de l'insoluble problème de la destinée humaine. C'était encore, hélas! une belle illusion de sa poétique imagination.

« Voilà, Monsieur, ce que j'avais à vous dire sur Jouffroy, et ce qui ne fait que confirmer ce que vous en pensiez. J'ajouterai seulement que je le vis avec peine sacrifier la philosophie à la politique, où il ne trouva que les plus amers déboires. C'était la maladie du temps, et c'est ce qui l'a tué; moins sages en cela, lui, Lamartine et Victor Hugo, que ne l'a été en 1848 notre bon Béranger. »

J'ai été sévère pour Lamartine romancier et historien au tome Ir et au tome IV de ces Causeries. Voici un supplément et un correctif à ces articles :

Remerciment adressé à M. de Lamartine pour les deux lettres qu'il m'a consacrées dans ses ENTRETIENS.

Ce 13 juillet 1864.

Mon cher Lamartine,

Je reçois votre deuxième Entretien, votre seconde lettre : j'ai ma couronne, ma double couronne! Ce que vous avez bien voulu dire de moi à tous, venant de vous et découlant de votre plume avec cette grandeur et cette magnificence, est ce que je n'aurais osé ambitionner et ce qui me fait désormais une gloire, mot bien grand et que je ne me serais jamais avisé de prononcer auparavant. Vous avez dit de ma mère, entrevue par vous, des choses qui montrent que tout poëte a l'âme d'un fils et des divinations de premier coup d'œil. Vous avez choisi dans mes écrits avec une intelligence amie ce qui pouvait le plus faire aimer le poëte. Vous avez glissé sur les défauts et voilé avec délicatesse les parties regrettables chez celui qui s'est trop abandonné en écrivant aux sentiments éphémères et au courant des circonstances. En choisissant et indiquant les points élevés et lumineux, vous avez obéi à cette noble nature qui va, comme le cygne, se poser à tout ce qui est limpide, éclatant et pur; et vous m'avez ainsi, rien que par le bonheur amical de vos citations, élevé à la fois et idéalisé à votre exemple.

« J'aurais couru, aujourd'hui même, vous dire tout cela et bien d'autres pensées encore, que les vôtres ont réveillées en moi et ont fait naître; mais je suis comme vous, j'ai cet honneur, et je suis de corvée tous ces jours-ci : je ne pourrai aller rue de la Ville-L'Évêque que vers la fin de la semaine, et je n'ai pu attendre jusque-là pour vous envoyer les remercîments d'un cœur comblé, pardonné et récompensé à jamais par vous.

■ SAINTE-BEUve. »

▲ M. Paul Verlaine qui avait loué les RAYONS JAUNES de JOSEPH DELORME dans le journal L'ART, mais qui avait parlé légèrement aLamartine.

Ce 19 novembre 1865.

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« L'Ombre de Joseph Delorme a dû tressaillir de se voir si bie traitée et louée si magnifiquement pour une des pièces les plus con

testées de tout temps et les plus raillées de son Recueil. Il se permettrait toutefois, si je l'ai bien connu, une observation au sujet du dédain qu'on y témoigne, tout à côté, pour l'inspiration lamartinienne. Non, ceux qui n'en ont pas été témoins ne sauraient s'imaginer l'impression vraie, légitime, ineffaçable, que les contemporain? ont reçue des premières Méditations de Lamartine, au moment où elles parurent en 1819. On passait subitement d'une Poésie sèche, maigre, pauvre, ayant de temps en temps un petit souffle à peine, à une Poésie large, vraiment intérieure, abondante, élevée et toute divine. Les comparaisons avec le passage d'une journée aigre, variable et désagréable de mars à une tiède et chaude matinée de vrai printemps, ou encore d'un ciel gris, froid, où le bleu paraît à peine, à un vrai ciel pur, serein et tout éthéré du Midi, ne rendraient que faiblement l'effet poétique et moral de cette poésie si neuve sur les âmes qu'elle venait charmer et baigner de ses rayons. D'un jour à l'autre on avait changé de climat et de lumière, on avait changé d'Olympe : c'était une révélation. Comme ces pièces premières de Lamartine n'ont aucun dessin, aucune composition dramatique, comme le style n'en est pas frappé et gravé selon le mode qu'on aime aujourd'hui, elles ont pu perdre de leur effet à une première vue; mais il faut bien peu d'effort, surtout si l'on se reporte un moment aux poésies d'alentour, pour sentir ce que ces Élégies et ces Plaintes de l'âme avaient de puissance voilée sous leur harmonie éolienne et pour reconnaître qu'elles apportaient avec elles le souffle nouveau. Notre point de départ est là. Hugo, ne l'oublions pas, à cette date où déjà il se distinguait par ses merveilles juvéniles, n'avait pas cette entière originalité qu'il n'a déployée que depuis, et je ne crois pas que luimême, dans sa générosité fraternelle, démentît cet avantage accordé à son aîné, le poète des Méditations.

Et maintenant je demande excuse pour cette petite dissertation posthume de Joseph Delorme. Je remercie M. Paul Verlaine de toute sa bienveillance, et je le prie de recevoir, ainsi que ses amis du groupe de l'Art, l'assurance de mes sympathies dévouées.

« SAINTE-BEUVE, »

FIN DU TOME NEUVIÈME.

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