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PREFACE

On peut se demander s'il est nécessaire, s'il est à propos, de revenir, après un siècle presque révolu, šur le procès de Jean Calas, un obscur marchand de Toulouse? Son crime ou son innocence, l'erreur judiciaire ou le juste arrêt qui l'envoya à l'échafaud, n'est-ce pas un de ces faits isolés, une de ces questions toutes particulières qui peuvent occuper quelques jours l'attention du public, mais auxquelles le temps ne laisse guère qu'un intérêt très-secondaire et de pure curiosité?

Et si, au contraire, ce condamné a encore des champions dévoués et des adversaires ardents; si, de part et d'autre, on se passionne, aujourd'hui même, à ce douloureux sujet, n'y a-t-il pas un tort et peut-être un danger à évoquer sans nécessité des souvenirs encore brûlants?

Quant à la première de ces questions, les faits repondent. Nous aurons à juger plusieurs publications tout à fait récentes, destinées à prouver le crime de Calas et nous croyons savoir que d'autres encore se préparent. L'opinion publique, sous l'influence de la réaction ultra-catholique de notre temps, se prononce de plus en plus pour les juges et contre la victime. A

A.

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Toulouse, des passions locales n'ont jamais cessé de donner à ce débat, sans cesse repris, un caractère d'amertume. A Paris, les journaux l'Univers et le Correspondant se sont empressés de communiquer à leurs lecteurs la nouvelle justification des arrêts du Parlement et des Capitouls.

On va jusqu'à prétendre que le rôle de Voltaire dans ce procès dont il a fait l'entretien de l'Europe entière, bien loin d'être glorieux pour lui, n'est qu'un exemple de sa légèreté et de sa mauvaise foi, et ne vaut pas mieux que ses sarcasmes contre le christianisme ou ses écrits licencieux,

De ces attaques nombreuses et réitérées, il est résulté une impression générale d'incertitude. Pour bien des esprits, la question est devenue douteuse et elle exige un plus ample informé.

Il nous paraît convenable de répondre à ce désir, et le moment est propice. Evidemment on a repris intérêt à ce procès; les écrits que nous citerons le prouvent. Il existe d'ailleurs, sur cette affaire et sur les hommes qu'elle met en scène, des renseignements inédits, importants et nombreux, dont l'usage, indiscret jusqu'à nos jours, n'a plus d'inconvénients. Quelques-unes de ces pièces se trouvaient entre mes mains, et j'ai été. amené peu à peu à en réunir d'autres. J'ai voulu ne laisser échapper aucun rayon de lumière et ne rien dire que sur preuves authentiques. Je crois donc devoir, avant tout, rendre un compte précis des sources où j'ai puisé et des garanties de suffisante information que peut offrir ce travail.

C'est de la famille même du condamné qu'étaient venus jusqu'à moi les premiers documents. La plus jeune des filles de Jean Calas est morte à Paris sous la Restauration, veuve du pasteur Duvoisin, chapelain de l'Ambassade de Hollande à Paris..

Elle avait remis ses papiers de famille au dernier successeur de son mari, M. Marron, qui était devenu pasteur de l'Eglise réformée de Paris quand le culte protestant fut réorganisé par le premier consul. M. Marron laissa ces documents à mon oncle Charles Coquerel, auteur de l'Histoire des Eglises du Désert, où le malheur des Calas est raconté. C'est de lui-même que je les tiens, et il m'a plus d'une fois recommandé de faire paraître les Lettres adressées par la Sœur A.-J. Fraisse à Mme Duvoisin, si jamais ce grand procès, considéré longtemps comme définitivement jugé et gagné, occupait de nouveau l'attention. Peu de semaines avant sa mort, en m'indiquant ses dernières volontés au sujet des papiers qu'il me léguait, il me fit promettre de publier un jour cette correspondance.

Quand je vis reparaître, il y a trois ans, le nom de Calas dans des brochures et des journaux hostiles à sa mémoire, je compris que le moment venait de payer cette dette, sacrée pour moi. Je croyais m'en acquitter en me faisant simplement l'éditeur des Lettres de la religieuse. J'étais vivement exhorté à les publier par un ou deux excellents juges qui les avaient lues et qui se trouvaient sous le charme de cette parole à la fois naïve, touchante et spirituelle, de ces sentiments pieux, si équitables et si élevés. Je pensais qu'il suffirait de mettre une courte notice en tête de cette correspondance et je m'occupai d'en réunir les matériaux.

Ce fut alors que je découvris, à ma grande surprise, que la question avait été débattue plus récemment que je ne le savais et presque toujours dans un sens hostile aux Calas. Je rencontrai des assertions étranges à contrôler, des calomnies à confondre, des méprises funestes à démêler.

Je ne crains nullement d'avouer qu'en lisant des récits inexacts, de maladroites défenses, il y eut un moment

où moi-même j'hésitai, où je sentis que ma conviction manquait de base. Dès lors, je n'avais qu'un parti à prendre, celui de l'examen le plus sérieux et le plus détaillé. Quel qu'en fût le résultat, j'aurais cru devoir publier les lettres de la sœur Anne-Julie, comme un exemple édifiant de tolérance et d'impartialité, comme une œuvre touchante et digne d'être conservée. De plus, il y avait, en tout cas, à signaler l'extrême ignorance des juges de Toulouse, imaginant de bonne foi que le meurtre des enfants par leurs pères, pour cause de conversion au catholicisme, était recommandé et pratiqué parmi les protestants. Quant aux Calas, pour peu que leur innocence m'eût paru douteuse, le rôle de leur défenseur ne me convenait en rien.

Il fallut donc essayer celui de juge d'instruction, ou plutôt de simple narrateur, et je ne l'eus pas longtemps entrepris que je vis clairement combien les modernes accusateurs avaient méconnu ou altéré les faits les mieux prouvés. D'un autre côté, il faut bien le reconnaître, les défenseurs de Calas ont souvent mal servi sa mémoire; la plupart des écrits qui le réhabilitent sont entachés de partialité; ceux de Voltaire pèchent quelquefois par la légèreté, et les Mémoires des trois avocats de Paris par la déclamation; les livres de Court de Gebelin, de d'Aldeguier et autres sont rarement exempts de passion, et l'on regrette chez presque tous le manque de précision, d'exactitude et de critique.

Au milieu de ce chaos, où se choquaient pêle-mêle une centaine d'écrits pour ou contre, il y avait un seul parti à prendre: ne consulter les auteurs modernes, les avocats et Voltaire le premier, qu'à titre de renseignements, lire les pièces originales et ne juger que sur des témoignages contemporains, solidement établis.

Dès lors, c'est aux Archives Impériales qu'il fallait surtout recourir. Il s'y trouve des documents de trois

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