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LETTRE

SUR LA COMÉDIE.

A M. ***.

LES sentiments, monsieur, dont vous m'honorez depuis plus de vingt ans vous ont donné des droits inviolables sur tous les miens; je vous en dois compte, et je viens vous le rendre sur un genre d'ouvrages auquel j'ai cru devoir renoncer pour toujours. Indépendamment du desir de vous soumettre ma conduite et de mériter votre approbation, votre appui m'est nécessaire dans le parti indispensable que j'ai pris, et je viens le réclamer avec toute la confiance que votre amitié pour moi m'a toujours inspirée. Les titres, les erreurs, les songes du monde n'ont jamais ébranlé les principes de religion que je vous connois depuis si long-temps; ainsi le langage de cette lettre ne vous sera point étranger, et je compte qu'approuvant ma résolution, vous voudrez bien

m'appuyer dans ce qui me reste à faire pour l'établir et pour la manifester.

Je suis accoutumé, monsieur, à penser tout haut devant vous; je vous avouerai donc que depuis plusieurs années j'avois beaucoup à souffrir intérieurement d'avoir travaillé pour le théâtre, étant convaincu, comme je l'ai toujours été, des vérités lumineuses de notre religion, la seule divine, la seule incontestable: il s'élevoit souvent des nuages dans mon ame sur un art si peu conforme à l'esprit du christianisme; et je me faisois sans le vouloir des reproches infructueux, que j'évitois de démêler et d'approfondir: toujours combattu et toujours foible, je différois de me juger, par la crainte de me rendre et par le desir de me faire grace. Quelle force pouvoient avoir des réflexions involontaires contre l'empire de l'imagination et l'enivrement de la fausse gloire? Encouragé par l'indulgence dont le public a honoré Sidney et le Méchant, ébloui par les sollicitations les plus puissantes, séduit par mes amis, dupe d'autrui et de moi-même, rappelé en même temps par cette voix intérieure, toujours sévere et toujours juste, je souffrois, et je n'en travaillois pas moins dans le même genre. Il n'est guere de situation plus pénible (quand on pense) que de voir sa

conduite en contradiction avec ses principes, et de se trouver faux à soi-même, et mal avec soi: je cherchois à étouffer cette voix des remords, à laquelle on n'impose point silence, ou je croyois y répondre par de mauvaises autorités que je me donnois pour bonnes; au défaut de solides raisons j'appelois à mon secours tous les grands et frêles raisonnements des apologistes du théâtre; je tirois même : des moyens personnels d'apologie de mon attention à ne rien écrire qui ne pût être soumis à toutes les lois des mœurs: mais tous ces secours ne pouvoient rien pour ma tranquillité; les noms sacrés et vénérables dont on a abusé pour justifier la composition des ouvrages dramatiques et le danger des specta cles, les textes prétendus favorables, les anecdotes fabriquées, les sophismes des autres et les miens, tout cela n'étoit que du bruit, et un bruit bien foible contre ce sentiment impérieux qui réclamoit dans mon cœur. Au milieu de ces contrariétés et de ces doutes de mauvaise foi, poursuivi par l'évidence, j'aurois dû reconnoître dès-lors, comme je le reconnois aujourd'hui, qu'on a toujours tort avec sa conscience quand on est réduit à disputer avec elle. Dieu a daigné éclairer entièrement mes ténebres, et dissiper mes yeux tous les enchantements de l'art

et du génie. Guidé par la foi, ce flambeau éternel devant qui toutes les lueurs du temps disparoissent, Jevant qui s'évanouissent toutes les rêveries sublimes et profondes de nos foibles esprits forts, ainsi que toute l'importance et la gloriole du bel-esprit, je vois sans nuage et sans enthousiasme que les lois sacrées de l'évangile et les maximes de la morale profane, le sanctuaire et le théâtre sont des objets absolument inalliables; tous les suffrages de l'opinion, de la bienséance, et de la vertu purement humaine fussent-ils réunis en faveur de l'art dramatique, il n'a jamais obtenu, il n'obtiendra jamais l'approbation de l'église : ce motif sans réponse m'a décidé invariablement, J'ai eu l'honneur de communiquer ma résolution à monseigneur l'évêque d'Amiens, et d'en consigner l'engagement irrévocable dans ses mains sacrées; c'est à l'autorité de ses leçons et à l'éloquence de ses vertus que je dois la fin de mon égarement: je lui devois l'hommage de mon retour; et c'est pour consacrer la solidité de cette espece d'abjuration que je l'ai faite sous les yeux de ce grand prélat si respecté et si chéri; son témoignage saint s'éleveroit contre moi si j'avois la foiblesse et l'infidélité de rentrer dans la carriere. Il ne me reste qu'un regret en la quittant; ce n'est

point sur la privation des applaudissements publics, je ne les aurois peut-être pas obtenus; et quand même je pourrois être assuré de les obtenir au plus haut degré, tout ce fracas populaire n'ébranleroit point ma résolution; la voix solitaire du devoir doit parler plus haut pour un chrétien que toutes les voix de la renommée : l'unique regret qui me reste, c'est de ne pouvoir point assez effacer le scandale que j'ai pu donner à la religion par ce genre d'ouvrages, et de n'être point à portée de réparer le mal que j'ai pu causer sans le vouloir. Le moyen le plus apparent de réparation, autant qu'elle est possible, dépend de votre agrément pour la publicité de cette lettre : j'espere que vous voudrez bien permettre qu'elle se répande, et que les regrets sinceres que j'expose ici à l'amitié aillent porter mon apologie pár-tout où elle est nécessaire. Mes foibles talents n'ont point rendu mon nom assez considérable pour faire un grand exemple; mais tout fidele quel qu'il soit, quand ses égarements ont eu quelque notoriété, doit en publier le désaveu, et laisser un monument de son repentir. Les gens du bon air, les demi-raisonneurs, les pitoyables incrédules peuvent à leur aise se moquer de ma démarche; je serai trop dédommagé de leur petite censure

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