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LETTRE

A M. ODILLON-BARROT,

SUR LE PROCÈS DE LAINÉ,

Entraîné au Crime de Fausse Monnaie par un agent de la Gendarmerie, et condamné à mort.

AVERTISSEMENT.

La réclamation dont j'ai eu le bonheur d'être l'organe n'a pas été inutile. La clémence royale s'est étendue sur le malheureux Lainé; sa peine a été commuée, et au lieu de la mort qui l'attendait, il subit une détention de dix ans qui peut-être sera abrégée.

LETTRE

A M. ODILLON-BARROT,

SUR LE PROCÈS DE LAINÉ,

Entraîné au Crime de Fausse Monnaie par un agent de la Gendarmerie, et condamné à mort.

MONSIEUR,

Lorsque j'entrepris, il y a quelques mois, la défense de l'infortuné Wilfrid Regnault, vous m'aviez devancé dans cette tâche honorable. Je ne faisais que marcher sur vos traces et vous seconder dans vos généreux efforts. Aujourd'hui le hasard m'oblige à vous devancer à mon tour. Les pièces du procès d'un malheureux, victime de la plus horrible perfidie, m'ont été adressées et m'ont imposé le devoir de m'intéresser à son sort. J'ai imploré votre assistance; j'étais sûr de ne trouver en vous ni indifférence ni fatigue. Vous avez répondu sans hésiter à l'appel que j'ai fait à votre humanité et à votre zèle. Heureuse réciprocité dont je m'honore, et qui établit entre nous, je l'espère, un lien qui ne finira qu'avec notre vie !

Malheureusement ce n'est point un homme complètement innocent que nous avons à défendre. Nous luttons pour arracher au glaive des lois une tête coupable, mais devenue coupable par l'effet d'un crime bien plus grand que celui põur lequel elle est prête à tomber sur l'échafaud. Nous réclamons d'ailleurs plutôt pour les principes que pour un individu : nous réclamons pour un principe plus important, si quelque chose peut l'être, que la vie d'un homme. Nous réclamons pour la morale publique, contre un système de corruption, de provocation au crime, qui doit être en horreur au gouvernement comme aux citoyens car il ferait, s'il était admis, rejaillir sur le gouvernement la honte qui doit accabler des agens qu'il désavoue, et ce système menace à toute heure

les citoyens dans leur sûreté. Il menace surtout une classe qu'il faudrait, au contraire, protéger coutre sa propre ignorance; une classe que le malheur de sa position prive des moyens de connaître les lois qui la régissent; une classe que la misère entoure de tentations, et qui doit inévitablement succomber, si on la livre aux suggestions d'une avidité féroce, empressée de la pousser vers le crime pour s'enrichir du prix de son sang.

J'avais indiqué, dans la Minerve, les principates circonstances de ce procès déplorable. J'aurais des ré que quelqu'autre se chargeât de ramener sur le malheureux Lainé l'attention publique. J'avais fait observer, pour rassurer toutes les prudences, qu'il ne s'agissait d'attaquer, ni les magistrats, ni les tribunaux. Les premiers avaient dû poursuivre; les seconds avaient dû condamner. La tâche était donc sans inconvénient; et il me répugnait de paraître encore, comme on me l'a souvent reproché, un défenseur sans mission.. Mais tout le monde a gardé le silence. Est-ce parce que Lainé est un pauvre forgeron, vivant ignoré dans un village? Mais au moins, quand il s'agit de la vie, les hommes doivent être égaux. Est-ce parce que ses actions passées ont laissé contre lui des impressions fâcheuses? Mais parce qu'un homme a été jadis peu recommandable, a-t-on le droit de lui tendre des pièges pour l'entraîner à des délits nouveaux et plus graves? Est-ce enfin parce qu'il n'est pas innocent? Mais ce n'est pas lui qu'il est question de justifier; c'est une déception affreuse, préméditée, criminelle, dangereuse pour tous, qu'il faut dévoiler. Je dis dangereuse pour fous, car un des magistrais qui ont suivi cette cruelle et honteuse affaire, m'écrivait encore il y a peu de jours : Il n'y a pcs un serrurier, pas un forgeron dans mon arrondissement, q 'on ne puisse entraîner au même crime par tes mémes moyens. Ces gens ne voyent que la fortune qu'on leur présente, et ne se doutent pas des peines qu'ils encourent. Tout le monde, néanmoins, je le répète, a gardé le silence. Un moment unique nous reste; je ne crois pas devoir, pour éviter un reproche banal, me refuser à une action qui me paraît bonne, et, pour essayer de sauver un homme, je consens que l'on dise que je me mets sans cesse

eu avant.

Je commencerai par raconter les faits.

Charles Lainé, serrurier, exerçait sa profession à Givenchy-le-Noble, près Saint-Pol, département du Pas-de-Calais.

Sa vie antérieure n'avait pas été irréprochable. Il s'était va accusé d'un crime capital, il y a vingt ans; mais il avait été relâché. Plus tard, dans un second procès, pour des opérations prétendues magiques, qui avaient été regardées comme escroquerie, il avait été condamné à deux années d'emprisonnement; mais enfin il avait subi sa peine, et par conséquent expié sa faute; et s'il possédait peu de titres à l'intérêt, il avait droit à la sûreté que la société doit à tous ses membres.

Rentré dans la route de l'innocence, ou sorti du moins de celle du désordre, il vivait donc de son travail. Un inconnu se glisse chez lui. Vous savez, Monsieur, que tous les faits que je vais rapporter sont constatés par les interrogatoires, et reconius par les magistrats mêmes qui ont dû poursuivre le délit dont nous allons voir Lainé se rendre coupable.

Cet inconnu lai propose, à plusieurs reprises, une fabrication de fausse monnaie. Il refuse; l'incoanu revient à la charge, le presse, l'importune, lui apportant à chaque Voyage quelques ingrédiens nécessaires au délit qu'il le sollicitait de commettre. Lainé essaye enfiu. Il fabrique, d'une main maladroite et tremblante, quelques pièces si grossières qu'elles n'étaient pas susceptibles d'etre mises en circulation. Il veut les briser, l'inconnu s'y oppose, l'engage à les conserver comme objets de curiosité; et deux jours après, Lainé, dénoncé, saisi, incarcéré, est livré aux tribunaux. Un gendarme avoue qu'il a employé un individu pour le séduire ; que cet agent a fourni au malheureux tous les moyens de commettre le crime; qu'il l'a aidé à le commettre; que lui, gendarme, était autorisé par ses chefs à recourir à cet artifice. Il refuse de nommer cet agent infâme; Lainé est condamné. J'ajouterai que, dans son interrogatoire, ce gendarme a déclaré que rien ne l'avait porté à croire qu'il circulât, dans les environs, de la fausse monnaie, et qu'ainsi ces ruses exécrables ne sont pas même excusées par les indices d'un crime que rien ne faisait pressentir.

Tels sont les faits, Monsieur, tel est le jugement dont vous réclamez la cassation.

Bien qu'il vous appartienne plus qu'à moi de chercher dans les formes des moyens de nullité, j'oserai vous indiquer quelques-uns des vices dont ce jugement me semble être atteint, Mais c'est bien plutôt pour vous les soumettre, que pour les invoquer en faveur de l'infortuné dont nous voudrious adoucir

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