Images de page
PDF
ePub

Charpentiers d'aventure, ils rajustaient le flanc
De leur chaloupe usée, au pont mince et branlant,
Qui hors du flot gisait. Hélas! la chère barque
Des injures du temps montrait plus d'une marque.
Eux, sur chaque blessure étendaient le goudron;
Ils renforçaient l'endroit ou porte l'aviron ;
Ils clouaient, non sans art, une planche à la poupe;
Dans la moindre fissure ils inséraient l'étoupe,
Armant avec effort contre les chocs nouveaux
Ce vieux bois, fatigué par tant de durs travaux...
Vers midi seulement, ouvriers sans reproche,
Ils prirent à la hâte un repas sur la roche,
Dîner frugal, de noix et de fromage sec.
La vague cependant, sur l'algue et le varech1,
Bondissait, et du roc venait laver la marge...
Comme le jour tombait, l'œuvre achevée à peine,
On poussa vers les eaux la glissante carène 2.
Chacun d'eux sur les bancs s'empressa de s'asseoir;
Le foc, rouge haillon, s'ouvrit au vent du soir;
Ils partirent sans bruit sur la mer sombre et haute.
Pensif, je les voyais s'éloigner de la côte,

Et je songeais à toi, mortel, qui, le premier,
Jetas aux flots le tronc d'un chêne ou d'un palmier,
Et sur cet appui frêle, en ta sainte démence,
Allas seul affronter l'horreur de l'onde immense!

AUTRAN.

9. Les laboureurs.

Je marchais sur la lisière d'un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. Le paysage était vaste, et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l'automne, ce large terrain d'un brun vigoureux, où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d'eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d'argent. La journée était claire et tiède, et la terre,

1. Algue, varech. Plantes de la même famille qui croissent au fond de la mer, et dont la vague rejette les débris sur les côtes.

2. Carène. Métonymie. On désigne au sens propre, par carène, la quille et les flancs d'un bâtiment jusqu'à la ligne de flottaison.

3. Foc. Terme de marine. Nom d'une voile triangulaire qui se trouve à l'avant du bâtiment.

fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère.

Dans le haut du champ, un vieillard poussait gravement son areau de forme antique, traîné par des bœufs tranquilles, à la robe d'un jaune pâle, véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu'une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l'un de l'autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin.

Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui; mais, grâce à la continuité d'un labeur sans distraction et d'une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terre plus forte et plus pierreuse.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l'autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s'irrite encore du joug et de l'aiguillon, et n'obéit qu'en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C'est ce qu'on appelle des bœufs fraîchement liés. L'homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires 3, travail d'athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeu'nesse et ses huit animaux quasi indomptés.

Un enfant de six à sept ans marchait dans le sillon parallèle à la charrue, et piquait le flanc des boeufs avec une gaule longue et légère, armée d'un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l'enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant au timon de

1. Areau. Espèce de charrue.

2. La couleur fauve, qui se rapproche de la couleur rousse, est particulière à un certain nombre d'animaux sauvages appelés de là bêtes fauves. Dérivé: fauvette, à cause de la couleur du plumage.

[ocr errors]

3. Séculaires. » Très-vieilles, âgées de cent ans; dérivé de siècle, d'où aussi séculier, qui vit dans le siècle, dans le monde, qui n'est pas séparé du monde. 4. Acéré. Terminé en une pointe fine, en aiguille.

violentes secousses. Lorsqu'une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d'une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l'areau à travers champs, si, de la voix et de l'aiguillon, le jeune homme n'eût maintenu les quatre premiers, tandis que l'enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d'une voix qu'il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce le paysage, l'homme, l'enfant, les taureaux sous le joug; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l'obstacle était surmonté et que l'attelage reprenait sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n'était qu'un exercice de vigueur et une dépense d'activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire.

10.

· Avantages de la condition de l'ouvrier des champs
sur celle de l'ouvrier des villes.

La vie de l'ouvrier, de l'habitant pauvre de la campagne, est une vie humaine en comparaison de cette vie machinale de l'ouvrier en soie ou en coton des villes. Celui-là ne se dépayse ni de son sol, ni de son ciel, ni de sa maison, pour aller s'exiler entre quatre murs. L'ouvrier des champs grandit où il est né. Les sentiments et les habitudes de famille, de voisinage, de parenté, de pays, lui forment une atmosphère d'affections innées, cruelles à rompre, lentes à reformer. Il n'est pas contraint de se séquestrer de la nature physique, ce milieu nécessaire à l'homme pour que l'homme soit sain et complet. Il a le ciel sur sa tête, le sol sous ses pieds, l'air dans sa poitrine, l'horizon vaste et libre devant ses regards, le spectacle irréfléchi, mais perpétuellement nouveau du firmament, de la terre, du jour, de la nuit, des saisons, qui entretiennent sans paroles, mais sans lassitude, les sens, le cœur, l'esprit de l'homme de la campagne. Ses travaux sont rudes, mais ils sont variés; ils comportent mille applications diverses de la pensée, mille attitudes différentes du corps, mille emplois des heures et des bras bêcher, labourer, semer, sarcler, faucher, planter des haies, bâtir des murs, élever, soigner, nourrir, traire des ani

maux domestiques, moissonner, battre des gerbes, vanner le blé, émonder, vendanger les vignes, pressurer le raisin, récolter les fruits du noyer ou du châtaignier, sécher ses récoltes, les préserver pour l'hiver, irriguer les prairies, curer les écluses des moulins, pêcher les étangs, atteler, dételer les bœufs, tondre les moutons, presser le laitage des chèvres, couper le genêt ou la broussaille pour le foyer, réparer le chaume du toit, tresser lejonc, peigner le chanvre, nourrir le ver à soie, filer la laine pen dant les jours de neige : ce sont là autant de travaux qui, en diversifiant le travail de l'ouvrier de la campagne, le lui font aimer, et changent la peine en intérêt, et souvent en attachement passionné à l'œuvre.

Presque tous ces travaux s'accomplissent en plein air et en plein jour, santé et gaieté de l'homme. L'homme n'y est point machine; il est homme : il y place son émulation, son orgueil, son adresse, sa force, son exactitude, son habileté; il y est actif et assidu, mais il n'y est pas esclave. Il se sent libre, et il se déplace à son gré dans le vaste atelier rural ouvert à ses pas. Il y devient robuste, il y reste sain; sans cesse aux prises avec les forces de la nature, il y exerce les siennes; il a la fierté et le courage de sa liberté, il est propre à tout. Quand il a grandi dans cette forte discipline des travaux champêtres, le sabre ou le fusil lui paraîtront légers après la charrue ou le pic1; il est aussi propre à défendre son pays qu'à le fertiliser. Une empreinte de santé, de vigueur, de franchise, de liberté et de fierté modeste, virilise ses traits. Il regarde en face, il marche droit, il parle haut, il respire à pleine poitrine; il ne craint et il n'envie personne. Placez à côté l'un de l'autre un ouvrier en soie de Lyon et un paysan de l'Auvergne ou des Alpes, du mème âge, et comparez l'homme à l'homme : l'un vous rendra fier, l'autre vous rendra triste d'appartenir à la race humaine qui a produit tant de faiblesse à côté de tant de majesté !

LAMARTINE.

11. — L'Évangile est le livre des simples.

Quel livre répond mieux à tous les instincts religieux de l'âme humaine? Un enfant le comprend, et jamais la science et le génie des plus pénétrants n'en épuiseront la profondeur. Entrez le dimanche dans une paroisse de village, au moment où le prêtre lit

1. Pic. Instrument de fer courbé et pointu, dont on se sert pour entamer et ouvrir une terre pierreuse.

à son auditoire l'évangile du jour en français. Quelle attention! Quel recueillement! Hommes et femmes, jeunes et vieux, grands et petits, tous ont les regards tournés vers le prêtre. Je ne sais quelle lumière nouvelle brille dans les yeux les moins intelligents. Ces fronts, habituellement courbés sur la bêche ou sur la charrue, se relèvent pour entendre la sainte parole. Ce ne sont plus de pauvres laboureurs épuisés par le travail de chaque jour, et n'ayant une âme que pour penser aux besoins matériels de leur corps. On dirait qu'alors seulement ils se souviennent de leur origine céleste, et qu'ils se sentent enfants de Dieu ce sont des hommes! Le récit des plus grands miracles les ravit sans les étonner. Les œuvres de Dieu les plus merveilleuses semblent n'avoir rien que de familier pour eux. Ne sont-ce pas, en effet, les pasteurs de Bethléem qui ont été les premiers saluer l'Enfant divin dans la crèche, et auxquels il a été donné d'entendre le céleste cantique : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ? N'est-ce pas le long des campagnes, au bord des grands lacs, dans le désert où le suivait une multitude affamée de l'entendre, que Jésus-Christ répandait1 avec le plus de complaisance sa doctrine et ses miracles? Ces paraboles, pleines de mystères, n'en ont pas pour ces pauvres gens. Ils en pénètrent le sens avec une satisfaction naïve. Tout y est emprunté à leur vie rustique, aux images que leur offrent leurs travaux de tous les jours. C'est le semeur qui sort pour semer la parole; ce qui tombe sur un terrain aride se sèche et se flétrit; les ronces et les épines, les soins et les soucis de la vie, étouffent la semence et l'empêchent de monter en épis; la bonne terre, le cœur doux et sincère, s'ouvre à la semence céleste, la reçoit et l'embrasse avec joie, et la reproduit au centuple. La moisson est mûre : le père de famille ordonne à ses serviteurs de recueillir le bon grain et de le serrer dans ses greniers. Quant aux mauvaises herbes, que le père de famille a laissées croître jusqu'au temps de la moisson pour ne pas arracher le blé avec elles Coupez-les, liez-les en bottes, et qu'elles soient jetées dans un feu qui ne s'éteindra jamais! Quelle consolation et quelle épouvante! Rien de trop élevé pour ces hommes simples dans la doctrine évangélique. Ils comprennent avec leur cœur. Et cette morale, si rigoureuse en apparence,

1. Métaphore charmante, que l'image du semeur, dont il est parlé plus bas, vient compléter encore, en montrant Jésus répandant ses enseignements et ses miracles avec la même libéralité que la main du semeur épand les grains dont elle est pleine.

II PARTIE.

« PrécédentContinuer »