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chez soi, et savez-vous ce qui arrive? C'est qu'il reste toujours quelqu'une de ces dames qui veut me parler en particulier. Elle me prend par la main, me mène dans ma petite chambre pour me dire souvent des choses désagréables et très-ennuyantes1, car vous jugez bien que ce n'est jamais de mes affaires qu'elles veulent m'entretenir; c'est de celles de leur famille l'une a un démêlé avec son mari, l'autre veut obtenir quelque chose du roi; c'est un mauvais office qu'on a rendu à celle-ci; c'est un faux rapport qu'on aura fait de celle-là; une méchante affaire aux uns, quelques embarras dans le domestique des autres; et il faut que j'écoute tout cela; et celle qui ne m'aime point ne s'en contraint pas plus qu'une autre; elle me dit son affaire; il faut que j'aie la scène et que je parle pour elle au roi. La duchesse de Bourgogne a quelquefois à me parler; elle veut aussi que je l'entretienne en particulier. Tout cela me fait quelquefois penser, quand j'y fais réflexion, que mon état est bien singulier, et qu'il faut bien que ce soit Dieu qui l'ait fait. Je me vois là au milieu d'eux tous; cette personne, cette vieille personne devient l'objet de leur attention! C'est à moi qu'il faut s'adresser, par qui tout passe! et Dieu me fait la grâce de ne voir jamais ma condition par ce qu'elle a d'éclatant; je n'en sens que la peine!

Quand le roi est revenu de la chasse, il vient chez moi; on ferme la porte et personne n'entre plus. Me voilà donc seule avec lui. Il faut essuyer ses chagrins, s'il en a, ses tristesses, ses vapeurs : il lui prend quelquefois des pleurs dont il n'est pas le maître... Il vient quelque ministre qui apporte souvent de mauvaises nouvelles, le roi travaille. Pendant que le roi continue de travailler, je soupe; mais il ne m'arrive pas une seule fois en deux mois de le faire à mon aise. Je sais que le roi est seul, ou je l'aurai laissé triste; ou bien le roi, quand M. de Chamillard est près de finir avec lui, quelquefois me prie de me dépêcher. Un autre jour, il veut me montrer quelque chose, de manière que je suis toujours pressée, et alors je ne sais point faire autre chose que de manger très-promptement. Je me fais apporter mon fruit' avec ma viande pour me hâter: tout cela le plus vite que je puis.

1. Très-ennuyantes. Ce mot ne s'emploierait plus aujourd'hui. Remarquer cependant qu'il ne saurait être remplacé ici par ennuyeuses, adjectif qui s'appli que aux choses propres à ennuyer tout le monde, tandis que ennuyantes signifie pénibles à entendre par Mme de Maintenon dans la situation où elle se trouvait. 2. Dans les affaires domestiques ou intérieures. "

3. " Accès de chagrin, tristesse, mauvaise humeur. Expression métaphorique. 4. Le dessert en même temps que la viande.

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Après tout cela, vous jugez qu'il est bien tard. Je suis debout depuis six heures du matin, je n'ai pas respiré de tout le jour; il me prend des lassitudes, des bâillements, et, plus que tout cela, je commence à sentir ce que fait la vieillesse; je me trouve enfin si fatiguée que je n'en puis plus. Le roi s'en aperçoit et me dit quelquefois : « Vous êtes bien lasse, n'est-ce pas? il faudrait vous coucher. » Je me couche donc; mes femmes viennent me déshabiller; mais je sens que le roi veut me parler et qu'il attend 'qu'elles soient sorties, ou bien il reste encore quelque ministre, et il a peur qu'on entende. Cela l'inquiète et moi aussi. Que faire ? Je me dépêche, et je me dépêche jusqu'à m'en trouver mal...... Enfin me voilà dans mon lit; je renvoie mes femmes; le roî s'approche et demeure à mon chevet. Pensez-vous bien ce que je fais là? Je suis couchée, mais j'aurais besoin de plusieurs choses, car je ne suis pas un corps glorieux '. Je n'ai là personne à qui je puisse demander ce qu'il me faut; j'aurais besoin quelquefois qu'on me chauffât des linges, mais je n'ai pas là une femme; ce n'est pas que je n'en puisse avoir, car le roi est plein de bonté, et s'il pensait que j'en voulusse, il en souffrirait plutôt dix, mais il ne croit pas que je m'en contraigne. Comme il est toujours le maître partout et qu'il fait tout ce qu'il veut, il n'imagine pas qu'on soit autrement que lui, et il croit que si je n'en ai pas, c'est que je n'en veux pas. Vous savez que ma maxime est de prendre sur moi et de penser aux autres. Les grands ordinairement ne sont pas ainsi. Ils ne se contraignent jamais, et ils ne pensent pas même que les autres se contraignent pour eux ou ne leur en savent point de gré, parce qu'ils sont tellement accoutumés de voir que tout se fait par rapport à eux qu'ils n'en sont plus frappés et n'y prennent pas garde.

Le roi demeure chez moi jusqu'à ce qu'il aille souper, et environ un quart d'heure avant le souper du roi, M. le dauphin, M. le duc et la duchesse de Bourgogne viennent chez moi. A dix heures ou dix heures un quart, tout le monde sort. Voilà ma journée. Me voilà seule, et je prends les soulagements dont j'ai besoin; mais souvent les inquiétudes et les fatigues de la journée m'empêchent de dormir 2. »

Mme DE MAINTENON.

1. Genre d'hyperbole nommée euphémisme. On entend par ce mot une expression noble ou brillante pour déguiser une idée basse ou désagréable.

2. Ce tableau peint avec une vérité saisissante les peines et les tristesses d'une existence parvenue au faîte des honneurs, et dont les personnages les plus brillants de la cour la plus brillante qui fut jamais enviaient la destinée et se disputaient la faveur.

33.

- Comment on peut être vieux, pauvre, aveugle, et heureux. << Mais vous, père Dutemps, parlons de vous. Demeurez-vous toujours seul là-haut dans cette petite chaumière, à une lieue de tout voisin, dans la bruyère, au bord du bois des hêtres? Quel âge avez-vous? Qui est-ce qui pioche pour vous la colline de sable? Qui est-ce qui bat les châtaignes? Qui est-ce qui soigne vos ânesses et vos chèvres? Depuis quand avez-vous perdu tout à fait la vue? Et comment passez-vous le temps que Dieu vous a mesuré plus large qu'aux autres hommes? car je crois que vous êtes le plus vieux de la vallée. »>

- « J'ai quatre-vingts ans, me répondit le vieillard. Ma femme, la Madeleine1, est morte il y a sept ans; elle était bien plus jeune que moi. Tous mes enfants sont morts, excepté la Marguerite, qui était la dernière de mes filles; elle a été veuve à vingt-huit ans, et elle a refusé de se remarier pour venir me soigner et me nourrir dans la petite cabane là-haut, où elle est née et où elle restera jusqu'à ma mort; elle a une petite fille et un petit garçon, qui mènent les bêtes aux champs, et qui continuent à servir mes pratiques d'œufs et de pommes. Ce petit commerce, dont nous leur laissons les sous pour eux, servira pour leur acheter des habits, du linge et une armoire, quand ils seront en âge et en idée de se marier. Marguerite pioche le champ de pommes de terre et de sarrasin, ramasse le bois mort pour l'hiver; elle fait le pain de seigle; et moi je ne fais rien que ce que vous voyez, ajouta-t-il en laissant tomber ses deux mains sur ses genoux comme un homme oisif. Je garde l'âne, ou plutôt l'âne me garde quand les enfants n'y sont pas; car il est vieux pour un animal presque autant que je suis vieux pour un homme; il sait que je n'y vois pas, il ne s'écarte jamais trop des chemins; et quand il veut s'en aller, il se met à braire, ou bien il vient frotter sa tète contre moi tout comme un chien, jusqu'à ce que nous revenions ensemble à la cabane. >>

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<< Mais le jour ne vous paraît-il pas bien long ainsi, tout seul dans les sentiers de la montagne ? » lui demandai-je.

«< Oh? non, jamais, dit-il, jamais le temps ne me dure. Quand il fait beau, hors de la maison, je m'assois à une bonne place au soleil, contre un mur, contre une roche, contre un châtaignier; et je vois en idée la vallée, le château, le clocher, les maisons qui fument, les boeufs qui pâturent, les voyageurs qui passent et

1. Dans le Lyonnais et les provinces voisines, le peuple fait précéder les noms propres de l'article: la Madeleine, le Louis, etc.

qui devisent en passant sur la route, comme je les voyais autrefois des yeux. Je connais les saisons tout comme dans le temps où je voyais verdir les avoines, faucher les prés, mûrir les froments, jaunir les feuilles du châtaignier, et rougir les prunes des oiseaux sur les buissons. J'ai des yeux dans les oreilles, continua-t-il en souriant; j'en ai sur les mains, j'en ai sous les pieds1. Je passe des heures entières à écouter près des ruches les mouches à miel qui commencent à bourdonner sous la paille, et qui sortent une à une, en s'éveillant, par leur porte, pour savoir si le vent est doux et si le trèfle commence à fleurir. J'entends les lézards glisser dans les pierres sèches, je connais le vol de toutes les mouches et de tous les papillons dans l'air autour de moi, la marche de toutes les petites bêtes du bon Dieu sur les herbes ou sur les feuilles sèches au soleil. C'est mon horloge et mon almanach à moi, voyez-vous. Je me dis: voilà le coucou qui chante? c'est le mois de mars, et nous allons avoir du chaud; voilà le merle qui siffle? c'est le mois d'avril; voilà le rossignol? c'est le mois de mai; voilà le hanneton? c'est la Saint-Jean; voilà la cigale? c'est le mois d'août; voilà la grive? c'est la vendange, le raisin' est mûr; voilà la bergeronnette, voilà les corneilles? c'est l'hiver.

<< Il en est de même pour les heures du jour. Je me dis parfaitement l'heure qu'il est à l'observation des chants d'oiseaux, du bourdonnement des insectes et des bruits de feuilles qui s'élèvent ou qui s'éteignent dans la campagne, selon que le soleil monte, s'arrête ou descend dans le ciel. Le matin, tout est vif et gai; à midi, tout baisse; au soir, tout recommence un moment, mais plus triste et plus court: puis tout tombe et tout finit. Oh! jamais je ne m'ennuie; et puis, quand je commence à m'ennuyer, n'ai-je pas cela? » me dit-il en fouillant dans sa poche, et en tirant à moitié son chapelet. « Je prie le bon Dieu jusqu'à ce que mes lèvres se fatiguent sur son saint nom et mes doigts sur les grains. Qui est-ce qui s'ennuierait en parlant tout le jour à son Roi, qui ne se lasse pas de l'écouter? » dit-il avec une physionomie de saint enthousiasme. « Et puis la cloche de Saint-Point 2 ne monte-elle pas cinq fois par jour jusqu'ici? Elle me dit que Dieu aussi pense à moi. »>

<< Mais l'hiver? lui dis-je, afin de m'instruire pour moi-même de tous ces mystères de la solitude, de la cécité et de la vieillesse.

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1. Métaphore d'une précision énergique.

2. Château dans le Mâconnais appartenant à la famille Lamartine.

- «Oh! l'hiver, me répondit-il, il y a le feu dans le foyer, le bruit des sabots des enfants dans la maison, les châtaignes qu'on écorce, les pois qu'on écosse, le maïs qu'on égrène, le chanvre qu'on tille tous ces travaux n'ont pas besoin des yeux. Je travaille tout l'hiver au coin du feu en jasant avec les enfants, ou avec les chèvres et les poules qui vivent avec nous, et je me repose tout l'été. Oh! non, le temps ne me dure pas seulement, quelquefois je voudrais bien, comme à présent, revoir le visage. de ceux qui me rencontrent sur le chemin, et que j'ai connus dans les vieux temps. >>

34.- L'homme est fait pour la société.

LAMARTINE.

L'homme n'a été découvert nulle part dans l'isolement, même parmi les sauvages les plus grossiers, les plus stupides de l'Amérique et de l'Océanie. De même que parmi les animaux il y en a qui, gouvernés par l'instinct, vivent en troupes, tels que les herbivores qui paissent en commun, tandis que les carnivores vivent isolés pour chasser sans rivaux, de même l'homme a toujours été aperçu en société. L'instinct, la première, la plus ancienne des lois, le rapproche de son semblable, et le constitue un animal sociable. Que ferait-il, s'il en était autrement, de ce regard intelligent par lequel il interroge et répond avant de savoir parler? Que ferait-il de cet esprit qui conçoit, qui généralise, qualifie les choses, de cette voix qui les désigne par des sons, de cette parole enfin, de cet instrument de la pensée, lien et charme de la société? Un être si noblement organisé, ayant le besoin et le moyen de communiquer avec ses semblables, ne pouvait être fait pour l'isolement. Ces tristes habitants de l'Océanie, les plus semblables aux singes que la création nous présente, consacrés à la pêche, la moins instructive de toutes les manières d'être pour l'homme, ont été trouvés rapprochés les uns des autres, vivant en commun, et communiquant entre eux par des sons rauques et sauvages.

Toujours encore on a trouvé l'homme ayant sa demeure particulière; dans cette demeure sa femme, ses enfants, formant de premières agglomérations qu'on appelle familles, lesquelles juxtaposées les unes aux autres forment des rassemblements ou peuplades, qui, par un instinct naturel, se défendent en commun, comme elles vivent en commun. Voyez les cerfs, les daims, les

1. Tiller. On dit plus souvent teiller; c'est détacher la tille, l'écorce du chanvre.

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