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ORPHÉE.

Conquérant, tu dis vrai! je le suis! que de fois
Contemplant l'Hellespont1 du haut des monts tranquilles,
Et voyant au soleil étinceler ses îles,

Que de fois m'écriai-je : O durs rochers, et vous,
Peuples au cœur de fer, vous m'appartiendrez tous!
Lorsque la muse aura civilisé Corinthe,

Je m'élance à Naxos, à Délos, à Zacynthe 2,
Semant partout ses lois et le blé, jusqu'au jour
Où, devenus enfin maîtres à votre tour,
Hellènes, vous ferez pour le reste du monde

Ce qu'aura fait pour vous celui qu'un Dieu seconde,
Et que la Grèce, assise au bord de ses deux mers,
Fanal éblouissant, luira sur l'univers!

Alors, Jason, alors la terre aux jours de fête,

A l'égal des héros bénira le poëte,

Près des Pirithoüs 3, fiers vainqueurs des lions,
Placera les Linus, vainqueurs des passions,

Et la postérité peut-être osera dire

Que nous apprivoisions les ours avec la lyre,

Que les rocs nous suivaient, et qu'à nos seuls accents
D'eux-mêmes s'élevaient les murs obéissants.

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Regardez, sans terreur, sous ses noires écailles,
Du monstre obéissant palpiter les entrailles;
Son cœur est un brasier béant comme l'enfer,
Et l'onde qui l'abreuve, en vapeurs dilatée,
D'une haleine précipitée

Soulève ses poumons de fer.

Quel coursier chimérique et dévorant l'espace,
Quel dragon dans son vol, quel aigle le dépasse?
Soit que des longs rail-ways il suive les réseaux,
Ou qu'ébréchant les flancs des larges promontoires

1. L'Ilellespont. Nom ancien de la mer de Marmara.

2. Naxos, Délos. Iles de l'Archipel; Zacynthe (Zante), île de la mer Ionienne. 3. Pirithous. Le compagnon des exploits de Thésée.

4. Linus. Poëte et législateur, prédécesseur d'Orphée, dans les temps primitifs de la Grèce.

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Quand l'hydre aux mille anneaux dans les plaines rampante2
Roule d'énormes chars un convoi qui serpente2,
Lorsqu'au loin dans le ciel3 sa tête rouge a lui,
A sa masse, à son bruit de lave souterraine,
On dirait un volcan qui traîne

La chaîne des monts après lui1.

Et le monstre, docile aux caprices de l'homme,
Se plie aux vils travaux de la bête de somme;
Naguère il poursuivait le mobile horizon,
Il va, bientôt, aveugle et le mors dans la gueule,
Tourner une incessante meule

Dans l'atelier, morne prison.

Ou bien, près du cratère où la fonte s'allume,
De son bras de Cyclope il fait sur une enclume
Bondir, à temps égal, les noirs et lourds marteaux;
Ou, puisant au milieu de la lave qui coule,

Il sait dans les contours du moule
Pétrir du doigt les durs métaux.

Il a tourné la roue et mû l'agile rame;
Sur le métier soyeux où l'écharpe se trame

Il conduit la navette, et, des fibres du lin,

La vierge aux doigts légers, qu'à sa lèvre elle mouille,
Sur le fuseau de sa quenouille

Forme un fil moins souple et moins fin.

V. DE LAPRade.

40. État de la civilisation au quatorzième siècle.

Vers la fin du XIIIe siècle et dans le commencement du xive, il me semble qu'on commençait en Italie, malgré tant de dissensions, à sortir de cette grossièreté dont la rouille avait couvert l'Europe depuis la chute de l'empire romain. Les arts nécessaires n'avaient point péri. Les artisans et les marchands, que leur obscurité dérobe à la fureur ambitieuse des grands, sont des

1. Hyperboles d'un goût douteux.

2. Inversions forcées et peu naturelles.

3. Image en désaccord avec les précédentes et la vérité. Le foyer de la machine rampante ne peut pas paraître dans le ciel.

fourmis qui se creusent des habitations en silence, tandis que les aigles et les vautours se déchirent.

On trouva même dans ces siècles grossiers des inventions utiles, fruits de ce génie de mécanique que la nature donne à certains hommes, très-indépendamment de la philosophie1. Le secret, par exemple, de secourir la vue affaiblie des vieillards par des lunettes qu'on nomme bésicles est de la fin du XIe siècle. Ce beau secret fut trouvé par Alexandre Spina.

Les machines qui marchent par le secours du vent sont connues en Italie dans le même temps. Mais longtemps auparavant elles étaient employées chez les Grecs et chez les Arabes. La faïence, qu'on faisait principalement à Faenza, tenait lieu de porcelaine. On connaissait depuis longtemps l'usage des vitres, mais il était fort rare; c'était un luxe de s'en servir. Cet art, porté en Angleterre par les Français, vers l'an 4480, y fut regardé comme une grande magnificence.

Les Vénitiens eurent seuls, au XIIIe siècle, le secret des miroirs de cristal. Il y avait en Italie quelques horloges à roues : celle de Bologne était fameuse. La merveille plus utile de la boussole était due au seul hasard, et les vues des hommes n'étaient point encore assez étendues pour qu'on fit usage de cette découverte. L'invention du papier fait avec du linge pilé et bouilli est du commencement du xiv siècle. C'est ainsi que les arts utiles se sont peu à peu établis, et la plupart des inventeurs ignorés.

Il s'en fallait beaucoup que le reste de l'Europe eût des villes telles que Venise, Bologne, Sienne, Pise, Florence. Presque toutes les maisons dans les villes de France, d'Allemagne, d'Angleterre, étaient couvertes de chaume.

Quoique les forêts eussent couvert tant de terrains demeurés longtemps sans culture, cependant on ne savait pas encore se garantir du froid à l'aide de ces cheminées qui sont aujourd'hui dans tous nos appartements un secours et un ornement. Une famille entière s'assemblait au milieu d'une salle commune enfumée, autour d'un large foyer rond dont le tuyau allait percer le plafond.

Un auteur du XIVe siècle se plaint, selon l'usage des auteurs peu judicieux, que la frugale simplicité a fait place au luxe; il regrette le temps de Frédéric Barberousse et de Frédéric II', lors

1. Le mot philosophie est pris ici dans le sens de théorie des sciences.

2. Empereurs d'Allemagne de la maison de Souabe, qui s'efforcèrent d'établir leur domination sur l'Italie.

que dans Milan, capitale de la Lombardie, on ne mangeait de la viande que trois fois par semaine.

Le vin alors était rare, la bougie était inconnue, et la chandelle un luxe : on se servait chez les meilleurs citoyens de morceaux de bois sec allumés pour s'éclairer. Les chemises étaient de serge et non de linge; la dot des bourgeoises les plus considérables était de cent livres tout au plus. Les choses ont bien changé, ajoute-t-il on porte à présent du linge; les femmes se couvrent d'étoffes de soie, et même il y entre quelquefois de l'or et de l'argent; elles ont jusqu'à deux mille livres de dot, et ornent même leurs oreilles de pendants d'or. Cependant ce luxe dont il se plaint était encore loin à quelques égards de ce qui est aujourd'hui le nécessaire des peuples riches et industrieux.

:

Le linge de table était très-rare en Angleterre. Le vin ne s'y vendait que chez les apothicaires comme un cordial. Toutes les maisons des particuliers étaient d'un bois grossier, recouvert d'une espèce de mortier qu'on appelle torchis, les portes basses et étroites, les fenêtres petites et presque sans jour. Se faire traîner en charrette dans les rues de Paris, à peine pavées et couvertes de fange, était un luxe, et ce luxe fut défendu par Philippe le Bel aux bourgeoises. On connaît ce règlement fait sous Charles VI: «< Que personne n'ose donner plus de deux plats avec le potage. »

Un seul trait suffira pour faire connaître la disette d'argent en Écosse, et même en Angleterre, aussi bien que la rusticité de ces temps-là, appelée simplicité. On lit dans les actes publics que quand les rois d'Écosse venaient à Londres, la cour d'Angleterre leur assignait trente schellings par jour, douze pains, douze gåteaux, trente bouteilles de vin.

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La vaisselle d'argent était presque inconnue dans la plupart des villes. Un écrivain lombard du xive siècle regarde comme un grand luxe les fourchettes, les cuillers, et les tasses d'argent. Un père de famille, dit-il, qui a neuf à dix personnes à nourrir, avec deux chevaux, est obligé de dépenser par an jusqu'à trois cents florins d'or. C'était tout au plus deux mille livres de la monnaie de France courante de nos jours.

L'argent était donc très-rare en beaucoup d'endroits d'Italie, et bien plus en France aux XII, XIII et xiv* siècles. Les Florentins, les Lombards, qui faisaient seuls le commerce en France et en Angleterre, les juifs, leurs courtiers, étaient en possession de tirer des Français et des Anglais vingt pour cent par an pour l'intérêt ordinaire du prêt. Le haut intérêt de l'argent est la marque infaillible de la pauvreté publique.

Il n'en était pas ainsi dans les belles villes commerçantes de l'Italie on y vivait avec commodité, avec opulence; ce n'était que dans leur sein qu'on jouissait des douceurs de la vie. Les richesses et la liberté y excitèrent enfin le génie, comme elles élevèrent le courage.

41. La vitre cassée.

VOLTAIRE.

Avez-vous jamais été témoin de la fureur du bon bourgeois Jacques Bonhomme ', quand son fils terrible est parvenu 2 à casser un carreau de vitre? Si vous avez assisté à ce spectacle, à coup sûr vous aurez aussi constaté que tous les assistants, fussent-ils trente, semblent s'être donné le mot pour offrir au propriétaire infortuné cette consolation uniforme : « A quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l'industrie. Il faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres? >>

...

A supposer qu'il faille dépenser six francs pour réparer le dommage, si l'on veut dire que l'accident fait arriver six francs à l'industrie vitrière, qu'il encourage dans la mesure de six francs la susdite industrie, je l'accorde, je ne conteste en aucune façon : on raisonne juste. Le vitrier va venir, il fera sa besogne, touchera six francs, se frottera les mains et bénira dans son cœur l'enfant terrible. C'est ce qu'on voit.

Mais si l'on arrive à conclure, comme on le fait trop souvent, qu'il est bon qu'on casse les vitres, que cela fait circuler l'argent, qu'il en résulte un encouragement pour l'industrie en général, je suis obligé de m'écrier halte-là! Votre théorie s'arrête à ce qu'on voit, elle ne tient pas compte de ce qu'on ne voit pas.

On ne voit pas que puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une chose, il ne pourra plus les dépenser à une autre. On ne voit pas que s'il n'eût pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque. Bref, il aurait fait de ses six francs un emploi quelconque qu'il ne fera pas.

Faisons donc le compte de l'industrie en général.

La vitre étant cassée, l'industrie vitrière est encouragée dans la mesure de six francs; c'est ce qu'on voit.

1. Jacques Bonhomme. Surnom donné au moyen âge par les seigneurs aux paysans et aux bourgeois, c'est-à-dire Jacques qui supporte tout, taillable et corvéable merci.

2. Expression peu juste. Le sens demanderait quand il est arrivé à son fils. Parvenu indique au contraire l'intention, l'effort.

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