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Si la vitre n'eût pas été cassée, l'industrie cordonnière (ou toute autre) eût été encouragée dans la mesure de six francs; c'est ce qu'on ne voit pas.

Et si l'on prenait en considération ce qu'on ne voit pas aussi bien que ce que l'on voit, on comprendrait qu'il n'y a aucun intérêt pour l'industrie en général à ce que des vitres se cassent ou ne se cassent pas.

Faisons maintenant le compte de Jacques Bonhomme.

Dans la première hypothèse, celle de la vitre cassée, il dépense six francs, et a, ni plus ni moins que devant, la jouissance d'une vitre.

Dans la seconde, celle où l'accident ne fût pas arrivé, il aurait dépensé six francs en chaussure, et aurait eu tout à la fois la jouissance d'une paire de souliers et celle d'une vitre.

Or, comme Jacques Bonhomme fait partie de la société, il faut conclure de là que, considérée dans son ensemble, et toute balance faite de ses travaux et de ses jouissances, elle a perdu la valeur de la vitre cassée.

Par où, en généralisant, nous arrivons à cette conclusion: « La société perd la valeur des objets inutilement détruits. »

42.

F. BASTIAT.

Rôle des diverses classes dans la société; comment elles s'élèvent et pourquoi elles tombent.

Sans doute on ne veut pas dans la société un seul travail, le travail manuel. On veut aussi que l'homme puisse appliquer le compas sur le papier, pour mesurer la marche des astres, et apprendre à traverser les mers; on veut qu'il puisse rester penché une partie du jour sur une partie des annales des nations, pour découvrir la cause de la prospérité ou de la chute des empires, et apprendre à les gouverner. Eh bien ! ce n'est pas l'homme qui d'un soleil à l'autre demeurera courbé sur le sol ou sur une machine, qui pourra trouver ces loisirs. Quelquefois, il est vrai, un paysan sera Sforce 1, un ouvrier d'imprimerie sera Franklin 2, mais ces exceptions sont rares. Ce sont les fils des hommes voués au travail manuel, qui, élevés au-dessus de leur condition par un père laborieux, monteront les degrés de l'échelle sociale, et parviendront aux sublimes travaux de l'intelligence.

1. François Sforza, fils d'un paysan lombard, qui soldat, chef de condottiers, puis duc de Milan en 1447, fut l'un des princes les plus remarquables de l'Italie. 2. Franklin. Un des fondateurs de la république des États-Unis au XVIIIe siècle. Les pages que nous avons empruntées aux écrits de Franklin disent assez qu'il fut aussi un des écrivains les plus sages et les plus ingénieux de son temps.

Le père était paysan, ouvrier dans une manufacture, matelot sur un navire. Le fils, si le père a été laborieux et économe, le fils sera fermier, manufacturier, capitaine de navire. Le petitfils sera banquier, notaire, médecin, avocat, chef d'État peut-être. Les générations s'élèvent ainsi les unes au-dessus des autres, végétent en quelque sorte, semblables à cet arbre qui, à chaque retour de la belle saison, pousse des rejetons nouveaux, lesquels, frais, tendres et verts comme l'herbe au printemps, prennent à l'automne la couleur et la consistance du bois; puis, devenus petites branches l'année suivante, se couvrent à leur tour d'autres rejetons, finissent avec le temps par être grosses branches, par remplacer même le tronc principal, et, pareil phénomène se produisant en tous sens, embrassent enfin le sol de leur magnifique ombrage.

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Ainsi s'opère la végétation humaine, et peu à peu se forment ces classes riches de la société, qu'on appelle oisives, qui ne lø sont pas, car le travail de l'esprit vaut le travail des mains, et doit lui succéder, si on veut que la société ne reste point barbare. Je reconnais que, parmi les riches, il y en a qui, indignes fils de sages pères, la nuit au milieu des festins, enivrés de boissons qui troublent leur esprit, consomment dans l'oisiveté et la débauche leur jeunesse, leur santé, leur fortune. Cela n'est que trop réel; mais ils seront bientôt punis. Leur jeunesse flétrie avant le temps, leur fortune détruite avant le terme de leur carrière, ils passeront tristes, défigurés et pauvres 1, devant ces palais que leur avaient légués leurs pères, que leur folle prodigalité aura livrés aux mains de riches plus sages, et en une génération on aura vu le travail récompensé dans le père, l'oisiveté punie dans le fils! O envie! implacable envie, n'êtes-vous pas consolée 2?

D'ailleurs, les enfants du riche sont-ils tous oisifs, débauchés, dissipateurs? Il est bien vrai qu'ils ne travaillent pas tous comme celui qui laboure, file ou forge. Mais encore une fois, n'y a-t-il donc que le travail des mains? Ne faut-il pas, je le répète, qu'il y ait des hommes voués à étudier la nature, à découvrir ses lois pour en user au profit de l'espèce humaine, pour apprendre à employer l'eau, le feu, les éléments; pour apprendre à constituer, à gouverner les sociétés? Il est encore vrai que ce n'est pas le riche qui fait le plus souvent ces sublimes découvertes, bien que

1. Belle image, précédée d'un gallicisme d'un bon effet qui la prépare. 12. Allusion aux sentiments de jalousie et de haine que les classes riches exci tent trop souvent.

ce soit lui quelquefois, mais c'est lui qui les encourage, c'est lui qui contribue à former ce public instruit pour lequel travaille le savant modeste et pauvre, c'est lui qui a de vastes bibliothèques, c'est lui qui lit Sophocle, Virgile 2, le Dante 3, Galilée *, Des cartes, Bossuet, Molière, Racine ", Montesquieu, Voltaire . Si ce n'est lui, c'est chez lui, autour de lui, qu'on les lit, les goûte, les apprécie, et qu'on réunit cette société éclairée, polie, au goût exercé et fin, pour laquelle le génie écrit, chante et couvre la toile de couleurs! Quelquefois ce riche est lui-même un bon juge, quelquefois il est aussi l'un de ces esprits éminents, qui ne se bornent pas à jouir des œuvres du génie, mais qui en produisent d'éclatantes. Il est le riche Salluste 7, le riche Sénèque 8, le riche Montaigne, le riche Buffon 10, le riche Lavoisier ; il est aussi l'homme d'État éminent qui préside aux destinées de sa patrie.

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THIERS.

L'homme heureux par la sagesse et l'industrie.

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Quand il m'arrive de fermer les yeux pour rêver un monde idéal, je ne vois pas un lac artificiel entouré de chalets factices, des allées où roulent d'innombrables calèches achetées d'hier et

1. Sophocle. Poëte dramatique athénien, ainsi qu'Eschyle et Euripide. Tous trois appartiennent au grand siècle littéraire de la Grèce, ou siècle de Périclès (ve siècle avant J.-C.)

2. Virgile. Poëte latin du siècle d'Auguste (mort 19 ans avant l'ère chrétienne). Il a laissé deux œuvres immortelles : un poëme épique, l'Énéide, un poëme didactique sur l'agriculture, les Georgiques.

3. Dante. Le plus grand poëte de l'Italie (1265-1321). Il était de Florence, la ville la plus féconde en hommes illustres de l'Italie moderne. Il annonce glorieusement le brillant siècle littéraire italien, ou siècle des Médicis.

4. Galilée. Célèbre mathématicien du xvIIe siècle, compatriote du Dante. Il démontra scientifiquement la vérité du mouvement de la terre autour du soleil. 5. Descartes. Géomètre, physicien, philosophe et écrivain de génie. A Descartes, Bossuet, Molière, Racine, il faudrait joindre Pascal, Corneille, Fénelon, La Fontaine, pour avoir tous les grands écrivains du grand siècle littéraire de la France, ou siècle de Louis XIV.

6. Montesquieu et Voltaire sont, avec J.-J. Rousseau et Buffon, les principaux écrivains français du XVIIIe siècle.

7. Salluste. Historien latin (Ier siècle avant l'ère chrétienne).

8. Sénèque. Moraliste latin (1er siècle de l'ère chrétienne).

9. Montaigne. Moraliste profond et écrivain du premier ordre (xvie siècle). 10. Buffon n'est pas seulement un de nos premiers écrivains, il porta dans l'étude de l'histoire naturelle un génie vaste, patient et fécond.

11. Lavoisier. Le créateur de la chimie moderne. Il fut envoyé à l'échafaud en 1794 par le stupide tribunal révolutionnaire.

12. Chalets. Abris en planches ou en pierres où les bergers suisses fabriquent les fromages, et par extension chaumières de paysans, habitations champêtres. Constructions d'apparence rustique, devenues à la mode et disposées pour faire l'ornement d'un paysage factice.

qui seront probablement.revendues demain, toute une foule oisive et dorée au milieu d'un paysage ravissant, máis faux 1. Je vois la réalité au lieu de l'apparence, une véritable campagne arrosée par une véritable rivière, semée d'habitations rustiques et peuplée de familles laborieuses. L'art de l'homme, corrigeant les inégalités de la nature, y a trouvé l'union de l'utile et du beau. La rivière, contenue dans ses bords, roule en paix ses eaux transparentes, et féconde par des dérivations latérales les plaines qu'elle traverse, au lieu de les dévaster par ses inondations. Les prairies, tout aussi vertes que des pelouses, s'étendent à perte de vue, et, fertilisées par la culture la plus attentive, nourrissent d'innombrables animaux, moutons chargés de laine, chevaux à la course rapide, vaches aux mamelles gonflées de lait.

Les routes, non moins bien entretenues que des allées de parc, circulent au milieu des champs couverts de blé et des vignes couvertes de fruits; les chars qui portent la moisson ou la vendange se croisent facilement dans tous les sens. Les maisons, tout aussi élégantes mais plus commodes que les chalets les mieux découpés, s'entourent aussi de fleurs et d'ombrages; mais ceux qui les habitent les ornent de leurs propres mains, et y goûtent en paix une aisance achetée par le labeur de chaque jour. A peu de distance apparaît la ville qui, aussi bien pavée, aussi bien éclairée qu'une capitale, n'a que quelques milliers d'habitants, tous livrés à la pratique des arts, des sciences, des industries, et garantis par leur petit nombre et par leurs épargnes contre les dangers des grandes agglomérations. Derrière des fu taies séculaires s'élèvent çà et là quelques châteaux, séjour respecté des influences utiles, des capitaux accumulés, des loisirs honorablement gagnés et honorablement remplis. Partout la richesse par le travail et l'honnêteté, nulle part la corruption, le luxe et le jeu; et pour achever de donner à l'homme toute la somme de bonheur dont il peut jouir sur cette terre, l'église, dominant cette scène à la fois active et paisible, rappelle à tous la pensée de Dieu et les console par la perspective de l'infini 3, des maux inévitables de notre nature.

DE LAVERGNE.

1. Faux. Qui n'est pas naturel, que l'art plutôt que la nature a formé. Factice semblerait plus juste.

2. Futaies. Arbres de haute venue, aux troncs élevés. Du radical fût, partie de la colonne entre la base et le chapiteau.

3. C'est-à-dire « les console par la perspective d'une vie à venir, des maux inévitables de la vie actuelle, soumise aux misères de la nature humaine. »

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