Et la chaleur de mes tisons. 27. -Les deux tapis. Ducts. J'ai acheté, il y a trois ans, un tapis ruineux pour le mettre dans mon cabinet de travail; c'est ainsi que j'appelle une cham 1. Par allusion aux Champs Élysées où la mythologie place le séjour des hommes vertueux après la mort. 2. Ducis avait refusé d'être sénateur sous l'empire, afin de ne pas sortir de ses goûts modestes et tranquilles. 3. Ma muse. Métonymie, pour « mon génie poétique. " 4. Métonymie, pour « l'orgueil qu'inspirent les charges ou les positions qui donnent de l'importance.» Remarquer l'emploi inusité d'orgueil au pluriel. 5, C'est-à-dire devient une source de jouissances et un sujet de vers. bre assez bien arrangée, où je m'enferme parfois pour ne rien faire et ne pas être interrompu. Ce tapis représente des feuillages d'un vert sombre parsemés de grandes fleurs rouges. Hier, mes yeux sont tombés sur mon tapis, et je me suis aperçu que les couleurs en était fort passées, que le vert en est devenu d'un verdâtre assez laid, que le rouge est fané d'une manière déplorable, et que la laine est râpée et montre la corde sur tout l'espace qui conduit de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à mon fauteuil au coin de ma cheminée. Ce n'est pas tout; en dérangeant une énorme et pesante table de bois sculpté, j'ai fait un accroc au tapis. Tout cela m'a effrayé à un certain point; j'ai fait recoudre la déchirure, mais je n'ai pu rendre la fraîcheur au feuillage ni l'éclat aux fleurs rouges. Mais ce matin en me promenant au jardin, je me suis arrêté devant la pelouse qui en est à peu près le milieu. << A la bonne heure! me suis-je dit, voilà un tapis comme je les aime; toujours frais, toujours beau, toujours riche. » En effet, il m'a coûté soixante livres de graines de gazon, à cinq sous la livre, c'est-à-dire quinze francs, et il est à peu près du même âge que celui de mon cabinet, qui m'a coûté cent écus. Celui de cent écus n'a subi que de tristes changements; il est aujourd'hui pauvre, et plus pauvre qu'un autre de toute sa splendeur ternie, râpé, honteux, rapiécé. Celui-ci devient chaque année plus beau, plus vert, plus touffu. Et avec quel luxe il change et se renouvelle! Au printemps, il est d'un vert pâle et semé de petites marguerites blanches et de quelques violettes. Un peu après, le vert devient plus foncé, et les marguerites sont remplacées par des boutons d'or vernissés. Aux boutons d'or succèdent les trèfles rose et blanc. A l'automne, mon tapis prend une teinte un peu jaune, et au lieu du trèfle rose et du trèfle blanc, il est semé de colchiques qui sortent de terre comme de petits lis violets1. L'hiver, il est blanc de neige à éblouir les yeux. Puis, au printemps, comme dans l'automne on a quelquefois marché et dansé dessus, comme il est un peu écrasé, déchiré, il se raccommode de lui-même, de telle façon qu'on ne peut plus retrouver ses blessures ni même leurs cicatrices; pendant que mon autre tapis reste là avec ses éternelles fleurs rouges, qui ne font qu'enlaidir chaque jour, et avec ses déchirures mal recousues. A. KARR. 1. Ces fleurs sont connues dans beaucoup de pays sous le nom de veilleuses, parce qu'elles annoncent les veillées d'hiver. Elles ne sont accompagnées d'aucune feuille, ont la hampe blanchâtre et délicate, et la corolle d'un violet bleu. Les feuilles poussent seules au printemps et sont vénéneuses ainsi que les fleurs. Suis-je seul? je me plais encore au coin du feu : 1. J'agace. Métaphore pleine de vérité et de grâce, et qui exprime d'une manière charmante l'espèce de sentiment qui fait manier et remanier les tisons comme on agace un chien en le caressant. 2. Remarquer, dans ce beau vers, le sens détourné du verbe insulter au vent. Expression qui rend d'une manière heureuse le sentiment de celui qui, parfaitement garanti du vent, se moque de ses sifflements, et les entend sans les redouter. Voir sur le verbe insulter la note page 22. 3. Le meilleur café se recueille aux environs de Moka en Arabie; le thé nous vient de Canton en Chine, et la porcelaine la plus recherchée, du Japon. 4. Cette seconde métonymie pour désigner le café, déjà appelé fève de moka, n'est pas d'un bon effet. IIе PARTIE. Imagination! de tes douces chimères Le voilà donc déraciné Delille. Ce chêne au front immense, au tronc vaste et robuste, Ce chêne dont le temps, à détruire obstiné, Respectait la vieillesse auguste! Le sol a gémi sous son poids : Il a de sa ruine étonné les campagnes; Dans ses rameaux l'aigle arrêté Souvent de sa fraîche épaisseur Il couvrit le troupeau rassemblé sous ses ombres; Majestueux sur le vallon, Il déployait au loin son opulent ombrage; La cognée eût craint de toucher A ses pompeux rameaux, à ses fortes racines; Le fer du bûcheron, n'osant en approcher, Mais l'ouragan s'est élancé : Vaincu par les assauts' de l'horrible tempête, A vu tomber sa noble tête 2. Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval c'est d'aller pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays et on se détourne à droite, à gauche; on examine tout ce qui nous flatte; on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois touffu, je vais sous son ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j'examine les minéraux. Partout ou je me plais, j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes, je passe partout où un homme peut passer; je vois tout ce qu'un homme peut voir, et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Je me souviens d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux 3. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très-chaud ce jour-là, la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans être froid; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols, qui se répondaient l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte 1. Assauts. « Attaques, "de assaillir. Formes de la racine saut, sauter, sautiller; sail, saillir, tressaillir, assaillir; sult, insulter. 2. Rapprocher ce morceau de la belle fable d'Arnault intitulée: Le chêne et les buissons, page 56. 3. La tradition locale désigne le chemin des Étroits, sur le bord de la Saône. Le site répond assez bien à la description de Rousseau. |