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rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin et dit : « La nature brute est hideuse et mourante: c'est moi seul qui peux la rendre agréable et vivante. Desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler formons-en des ruisseaux, des canaux; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consumées; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu consumer bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule 1, le trèfle, les herbes douces et salutaires des troupeaux d'animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante, ils se multiplieront pour se multiplier encore. Servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre; qu'elle rajeunisse par la culture: une nature nouvelle ya sortir de nos mains, >>

7. La nature cultivée.

BUFFON.

Qu'elle est belle cette nature cultivée ! que, par les soins de l'homme, elle est brillante et pompeusement parée! Il en fait luimême le principal ornement; il en est la production la plus noble; en se multipliant, il en multiplie le germe le plus précieux; elle-même aussi semble se multiplier avec lui: il met an jour par son art tout ce qu'elle recélait dans son sein. Que de trésors ignorés que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l'infini; les espèces utiles d'animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées; l'or, et le fer, plus nécessaire que l'or, tirés des entrailles de la terre; les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés; la mer soumise, reconnue, traversée d'un hémisphère à l'autre ; la terre accessible

1. C'est à tort que la renoncule est rangée parmi les plantes utiles. La plupart des espèces de cette famille valent encore moins que les joncs et les nénuphars. Cette dernière plante est remarquable par ses belles fleurs blanches ou jaunes et ses larges feuilles d'un vert luisant.

2. " Soignée, travaillée par les bras et l'intelligence de l'homme. » Remarquer les deux formes de la racine de cette famille: culte, cultiver, cultivateur, agriculture, col, colon, agricole, colonie, coloniser, etc. Remarquer aussi la nuance entre culte, toujours pris dans le sens métaphysique, et culture, qui se prend dans les deux sens : Le culte de Dieu, le culte des arts; la culture d'un champ, la culture de l'intelligence.

partout, partout rendue aussi vivante que féconde dans les vallées, de riantes prairies; dans les plaines, de riches pâturages ou des moissons encore plus riches; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de jeunes forêts; les déserts, devenus des cités, habités par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités; des routes ouvertes ou fréquentées, des communications établies partout, comme autant de témoins de la force et de l'union de la société mille autres monuments de puissance et de gloire démontrent assez que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que, de tout temps, il partage l'empire avec la nature1.

Cependant il ne règne que par droit de conquête; it jouit plutôt qu'il ne possède, il ne conserve que par des soins toujours renouvelés. S'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature : elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu, par sa faute, ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux.

8.

BUFFON.

Réaction de la nature contre les travaux de l'homme qui ne sont pas en harmonie avec ses lois 2.

Nous ne voyons l'ordre que là où nous voyons notre blé. L'habitude où nous sommes de resserrer dans des digues le canal de nos rivières, de sabler nos grands chemins, d'aligner les allées de nos jardins, de tracer leurs bassins au cordeau, d'équarrir3 nos parterres et même nos arbres, nous accoutume à considérer tout ce qui s'écarte de notre équerre comme livré à la confusion. Mais c'est dans les lieux où nous avons mis la main que l'on voit souvent un véritable désordre. Nous faisons jaillir des jets d'eau sur des montagnes; nous plantons des peupliers et des tilleuls sur des

4. Remarquer l'habile construction de cette longue période, se développant par des énumérations successives dont le verbe principal, réjeté à la fin, forme le lien et la conclusion attendue.

2. L'homme est aux prises avec la nature lors même qu'il l'a soumise par les travaux les plus judicieux, il a besoin d'efforts continuels pour les maintenir contre la réaction de la nature ainsi domptée. Mais cette réaction devient irrésistible, lorsque les travaux de l'homme sont entrepris et dirigés en opposition avec les lois de la nature elle-même.

3. Équarrir, équarrisseur, équerre. Racine carré, d'où carreau, carrure, carrefour, se change en cadre, cadran, encadrer, et en quad, quadrature, quatre, quarante, quadragésime.

rochers; nous mettons des vignobles dans des vallées, et des prairies sur des collines1. Pour peu que ces travaux soient négligés, tous ces petits nivellements sont bientôt confondus sous le niveau général des continents, et toutes ces cultures humaines disparaissent sous celles de la nature. Les pièces d'eau se changent en marais, les murs de charmilles se hérissent, tous les berceaux s'obstruent, toutes les avenues se ferment, les végétaux naturels à chaque sol déclarent la guerre aux végétaux étrangers; les chardons étoilés et les vigoureux verbascums 2 étouffent sous leurs larges feuilles les gazons anglais; des foules épaisses de graminées et de trèfles se réunissent autour des arbres de Judée; les ronces du chien y grimpent avec leurs crochets, comme si elles y montaient à l'assaut; des touffes d'orties s'emparent de l'urne des naïades, et des forêts de roseaux des forges de Vulcain3; des plaques verdâtres de minium rongent les visages des Vénus, sans respecter leur beauté. Les arbres même assiégent le château; les cerisiers sauvages, les ormes, les érables montent sur ces combles, enfoncent leurs longs pivots dans ces frontons élevés, et dominent enfin sur ces coupoles orgueilleuses. Les ruines d'un parc ne sont pas moins dignes des réflexions du sage que celles des empires elles montrent également combien le pouvoir de l'homme est faible quand il lutte contre celui de la nature.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

9.- Le désert de l'Arabie.

Qu'on se figure un pays sans verdure et sans eaux, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l'œil s'étend et le regard se perd sans pouvoir s'arrêter sur aucun objet vivant; une terre morte, et pour ainsi dire écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés; un désert entièrement découvert, où le voyageur n'a jamais respiré sous l'ombrage, où rien ne l'accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante: solitude absolue,

1. Tous travaux contre les lois de la nature.

2. Connus sous le nom vulgaire de bouillons blancs, et remarquables par le long épi de leurs fleurs jaunes.

3. C'est-à-dire des statues figurant les naïades, divinités des eaux; des grottes factices représentant les forges de Vulcain, le dieu du feu et des forgerons; des statues de Vénus, déesse de la beauté.

4. Métaphore hardie et énergique. Famille de écorce, écorcer, décortiquer, écorcher, se rapprochant de la famille de cuir, corroyer, coriace, excorier.

mille fois plus affreuse que celle des forêts; car les arbres sont encore des êtres pour l'homme qui se voit seul plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes: il voit partout l'espace comme son tombeau; la lumière du jour, plus triste que l'ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l'horreur de sa situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l'abîme de l'immensité qui le sépare de la terre habitée; immensité qu'il tenterait en vain de parcourir; car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre le désespoir et la mort.

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Opposons au tableau d'une sécheresse absolue dans une terre trop ancienne celui des vastes plaines de fange des savanes noyées du nouveau continent; nous y verrons par excès ce que l'autre n'offrait que par défaut. Des fleuves d'une largeur immense, tels que l'Amazone, la Plata, l'Orénoque, roulant à grands flots leurs vagues écumantes et se débordant en toute liberté, semblent menacer la terre d'un envahissement et faire effort pour l'occuper tout entière. Des eaux stagnantes et répandues près et loin de leurs cours couvrent le limon vaseux qu'elles ont déposé; et ces vastes marécages, exhalant leurs vapeurs en brouillards fétides, communiqueraient à l'air l'infection de la terre, si bientôt elles ne retombaient en pluies, précipitées par les orages, ou dispersées par les vents. Et ces plages, alternativement sèches et noyées, où la terre et l'eau semblent se disputer des possessions illimitées, et ces broussailles de mangles1, jetées sur les confins indécis de ces deux éléments, ne sont peuplées que d'animaux immondes qui pullulent dans ces repaires, cloaques2 de la nature, où tout retrace l'image des déjections monstrueuses de l'antique limon.

Les énormes serpents tracent de larges sillons sur cette terre bourbeuse; les crocodiles, les crapauds, les lézards et mille autres reptiles à larges pattes en pétrissent la fange; des millions d'insectes, enflés par la chaleur humide, en soulèvent la vase :

1. Mangles. Arbres et arbustes ressemblant à nos saules et venant comme eux dans les eaux.

2. Cloaques. « Conduits souterrains, égouts. » Remarquer ce mot formé de clo, de la famille de clore, clos, éclore, cloison, cloître, et de aque, de la famille de eau, aig, aque, aqueux, aqueduc, aiguade, aiguière.

et tout ce peuple impur, rampant sur le limon ou bourdonnant dans l'air qu'il obscurcit encore, toute cette vermine dont fourmille la terre, attire de nombreuses cohortes d'oiseaux ravisseurs, dont les cris confus, multipliés et mêlés aux coassements des reptiles, en troublant le silence de ces affreux déserts, semblent ajouter la crainte à l'horreur, pour en écarter l'homme et en interdire l'entrée aux autres êtres sensibles; terres d'ailleurs impraticables, encore informes, et qui ne serviraient qu'à lui rappeler l'idée de ces temps voisins du premier chaos, où les éléments n'étaient pas séparés, où la terre et l'eau ne faisaient qu'une masse commune, et où les espèces vivantes n'avaient pas encore trouvé leur place dans les différents districts 1 de la nature.

BUFFON.

11.

Les cris nocturnes des animaux dans une forêt primitive. Au-dessous de la mission, nous passâmes, comme d'ordinaire, la nuit en plein air, sur la rive plate et sablonneuse du fleuve. Elle était bordée, à peu de distance, par une forêt impénétrable. Nous eûmes de la peine à nous procurer du bois sec pour allumer le feu dont on entoure, à la mode du pays, tout bivouac, afin d'en éloigner les jaguars. La nuit était d'une douce moiteur, et il faisait un beau clair de lune. Plusieurs crocodiles approchaient du rivage. Je crois avoir remarqué que la vue du feu les attire, comme nos écrevisses et quelques autres animaux aquatiques. Les rames de notre bateau étaient solidement fixées dans le sol, pour y attacher nos hamacs. Il régnait un profond silence; on n'entendait qu'à de rares intervalles le ronflement des dauphins d'eau douce qui se succédaient par longues files.

Après onze heures il s'éleva dans la forêt voisine un tel vacarme, qu'il fallut renoncer à tout sommeil pour le reste de la nuit. Un hurlement sauvage retentissait dans la forêt. Parmi les Voix nombreuses qui éclataient à la fois, les Indiens ne purent reconnaître que celles qui se faisaient entendre seules après un court temps d'arrêt. C'était le piaulement plaintif des alouates (singes hurleurs), le gémissement flûté des petits sapajous, le gro gnement babillard du singe nocturne rayé, les cris saccadés du

1. Districts. Cantons séparés et classés de la nature. » Remarquer la préfixe dis marquant la division en parties distinctes, et la racine trict, forme éloignée du radical traire, tirer, d'où abstraire, retraite, extraire, etc.; ce radical prend la forme trac dans traction, contraction, etc., et enfin la forme trict, étroit, étreindre, étrécir, district.

2. De l'établissement formé par les prêtres missionnaires de la contrée.

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