Images de page
PDF
ePub

mépris de la sagesse et toute l'indignation de la vertu. Il fit plus : il tira d'un injuste et avilissant oubli les professions utiles; il nous apprit à honorer le travail, la pauvreté, le malheur, à chercher dans l'humble atelier ou dans la chaumière obscure, les vertus, les mœurs, la véritable dignité comme le vrai bonheur; en un mot, à dédaigner tout ce que déifioient l'insanie et la corruption des hommes, et à couvrir de considération et d'estime ce que méprisoit leur fol orgueil.

Son âme ne respiroit que pour la liberté des hommes, et voilà pourquoi il fut si étranger au milieu de ses contemporains; il voulut les forcer à se connoître; ils s'étoient trop avilis devant les tyrans pour ne l'en pas punir. Pauvre, errant, persécuté par Genève, sa patrie; banni de deux îles inhospitalières où il voulut s'ensevelir avec sa renommée; fuyant la France à la lueur des flammes qui dévoroient ses ouvrages, il doit avoir des autels chez les peuples libres, celui qui ne trouva que des échafauds sous les tyrans.

Si les honneurs qui lui sont enfin rendus sont tardifs, ils n'en seront que plus durables; et nul retour d'opinion n'est à redouter pour lui, puisque la voix des peuples qui les sollicite est déjà la voix de la postérité.

Tous les publicistes qui ont considéré JeanJacques Rousseau dans son rapport avec la révo

lution française, ont surtout vanté l'influence du Contrat social et de ses autres écrits politiques. Il est vrai que dans ces immortels ouvrages, et surtout dans le premier, il développa les véritables principes de la théorie sociale, et remonta jusqu'à l'essence primitive des associations humaines. Peut-être lui fallut-il autant de courage pour aborder alors en France ces questions délicates, que de vigueur d'esprit pour les traiter.

En France, où la force d'opinion avoit écrasé la force réelle, il soutint le droit de réprimer par la force le prétendu droit du plus fort; en France, où le gouvernement se jouoit sans pudeur des biens, des mœurs, des lois et des libertés, il rappela aux gouvernés leurs prérogatives usurpées par les gouvernemens; en France, où les rangs étoient pris pour des droits, où ils s'opprimoient graduellement entre eux et pesoient tous ensemble sur le peuple, il proclama l'égalité des droits. et l'inaliénable souveraineté du peuple, fondement de toute association légitime. Le Contrat social semble avoir été fait pour être prononcé en présence du genre humain assemblé, pour lui apprendre ce qu'il a été et ce qu'il a perdu. L'auteur immortel de cet ouvrage s'est associé en quelque sorte à la gloire de la création du monde en donnant à ses habitans des lois universelles, et nécessaires comme celles de la nature, lois qui

n'existoient que dans les écrits de ce grand homme avant que vous en eussiez fait présent aux peuples.

Mais les grandes maximes développées dans le Contrat social, tout évidentes, toutes simples qu'elles nous paroissent aujourd'hui, produisirent alors peu d'effet on ne les entendit pas assez pour en profiter ni pour les craindre; elles étoient trop au-dessus de la portée commune des esprits, et même de la portée de ceux qui étoient ou croyoient être supérieurs aux esprits vulgaires; c'est en quelque sorte la révolution qui nous a expliqué le Contrat social. Il falloit donc qu'un autre ouvrage nous amenât à la révolution, nous élevât, nous instruisît, nous façonnât pour elle et cet ouvrage, c'est Émile, le seul code d'éducation sanctionné par la nature.

Le nom seul de cet ouvrage rappelle d'abord de grands services rendus à l'humanité : l'enfance délivrée des liens barbares qui la déformoient, et de l'instruction servile qui l'abrutissoit; la méthode de la raison substituée à celle des préjugés et de la routine; l'enseignement rendu facile pour celui qui le reçoit, et la route de la vertu aplanie comme celle de la science; les mères, égarées jusque-là par la dissipation du monde, citées enfin devant le tribunal de la nature, et ramenées, par une éloquence irrésistible et par

l'attrait du plaisir, au plus doux comme au plus sacré de leurs devoirs. Une foule d'écrivains avoient prouvé avant Jean-Jacques que les mères devoient nourrir leurs enfans; mais Rousseau, dit un naturaliste célèbre, le commanda et se fit obéir.

C'étoit déjà une révolution immense opérée dans nos institutions et dans nos moeurs; mais de plus, dans ce même livre, le peuple et les tyrans, les riches et les pauvres, les arts de luxe et les arts utiles, étoient si bien mis à leur véritable place; à toutes les sottises d'un régime absurde et fait seulement pour des esclaves, étoient si naturellement substitués tous les principes d'un régime sage et digne de l'homme, qu'il falloit ou en quitter la lecture, ce que l'entraînante séduction du style rendoit presque impossible, ou se nourrir, même en dépit de soi, de ces germes féconds d'une régénération prochaine.

Reculons vers le passé, reportons-nous par la pensée à l'ancien régime, et figurons-nous entendre pour la première fois ces paroles :

« Dominé par ce qui l'entoure, sujet de ses ministres, qui le sont à leur tour de leurs commis, de leurs maîtresses, et des valets de leurs vatels, un despote est à la fois la plus vile et la plus méprisable des créatures. >>

Y

« C'est le peuple qui compose le genre hu

main ce qui n'est pas le peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter.»>

« C'est la campagne qui fait le pays, et c'est le peuple de la campagne qui fait la nation.»>

«Quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n'auroient de quoi vivre, ni par leur bien, ni par leur travail. Je ne suis maître du bien qui passe par mes mains, qu'avec cette condition qui est attachée à sa propriété. »

Ne sont-ce pas là, citoyens, des maximes révolutionnaires non pas de cette révolution qui étoit toute au profit de l'intrigue et de l'opulence, mais de cette révolution qui est la vôtre, et que vous voulez tourner tout entière au profit du peuple et de la vertu ? Eh bien ! toutes les pages d'Émile, du Contrat social et du Discours sur l'inégalité des conditions, réfléchissent ces grandes

maximes.

Rousseau sentoit fortement la nécessité de reconstruire l'édifice social; et de tous les écrivains qui ont prédit une révolution générale, aucun ne s'est expliqué plus clairement que lui.

C'est dans ce passage remarquable de son Emile, où il prescrit avec tant de force, et développe avec tant d'éloquence la nécessité d'apprendre à tout citoyen un art mécanique, précepte qui donna lieu dans ce temps à tant de

« PrécédentContinuer »