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LES ANCIENS DERVICHES TURCS.

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trines ont été infectées par l'hérésie des Horoûfi, qui sentait le fagot (s'il est permis de s'exprimer ainsi à propos de dissidents chez des peuples qui n'ont point pratiqué l'auto-da-fé); mais ce qu'on sait moins, c'est que l'appellation sous laquelle elle est connue est abusive; Bektâch s'était installé en Asie Mineure avant l'établissement de l'Empire ottoman, comme il apparaît d'après un passage de l'historien Achiq-pacha-zâdè, et n'y a fondé aucun ordre. Celui qui porte son nom ne s'est créé qu'aux premières années du Ix° siècle de l'hégire (xv siècle de notre ère), et il s'est placé à ce moment sous la protection du nom vénéré du saint mystique devenu son patron, sans avoir été son véritable fondateur c'est ce qui ressort de nouveaux documents qui permettent de rectifier dans ce sens les données admises par M. Georg Jacob dans ses Bektaschije et M. Tschudi dans l'Encyclopédie de l'Islam.

II.

Le nom de Hadji Bektâch nous amène en Asie Mineure. Dévastée par les razzias incessantes que les troupes des khalifes oméyyades et abbassides avaient menées contre elle, cette région infortunée, devenue territoire où se pratiquait en grand la chasse aux esclaves, n'avait conservé de sa splendeur passée que les ruines désertes des monuments de l'époque impériale. L'infiltration des tribus turques nomades amenées de la Transoxiane par les Seldjouqides s'y était produite presque sans effort. Au xII° siècle seulement on y constate une sorte de renaissance; 'Alà-ed-din KaïQobad Ier frappe des monnaies d'or (ses prédécesseurs n'avaient connu que la monnaie d'argent), fait venir de Syrie des architectes. qui lui construisent des mosquées et font tracer des inscriptions en langue arabe ". Ses successeurs trouvent des historiens qui écrivent. les gestes de la dynastie en langue persane. Djélâl-ed-dîn Roùmì, d'une famille originaire de Balkh, l'ancienne Bactres, fonde à Qonya l'ordre religieux des derviches tourneurs dont il trace le

(1) Contrairement aux affirmations de l'auteur, il est impossible de reconnaftre un élément turc quelconque

dans les monuments laissés par les Seldjouqides de Roùm.

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code moral en beaux vers persans, dans son Methnéwî. Cependant le turc était la langue de la dynastie ainsi que celle du peuple, mais elle n'était pas encore affinée de manière à jouer un rôle littéraire; elle ne faisait encore que balbutier. Il nous reste des poésies et des morceaux en prose de cette époque : ils sont intéressants pour l'histoire de l'évolution de la langue turque, ils le sont moins pour l'étude d'un développement littéraire chez ces demicivilisés.

Dans un milieu «< profondément imprégné des restes de la pensée et des traditions gréco-romaines et chrétiennes » (p. 231), l'Anatolie, où s'étaient fondées les premières communautés que connut le christianisme, était un centre d'activité religioso-mystique de Perse, d'Égypte, de l'Irâq, de la Syrie, du Khorasan et de la Transoxiane, des derviches étaient accourus; pour ce qui est des provinces orientales du Khalifat, la raison en était toute simple: on fuyait devant l'invasion des Mongols. L'Afrique du Nord elle-même y envoyait des prédicateurs, témoin Afif-ed-dîn Soléïmân, de Tlemcen". Sous le règne du sultan seldjouqide de Roum, Ghiyâthed-dîn Kaï-Khosrau II, fils d''Alâ-ed-dîn Kaï-Qobâd Io, un derviche nommé Baba-Ishaq, élève de Baba Ilyâs Khorasânî, se faisait passer pour prophète et avait soulevé la population contre les souverains régnant à Iconium; profitant de la faiblesse du gouvernement, il avait réuni de nombreux adeptes dans les environs d'Amasia, de Toqat et de Siwas; le sultan fut obligé de quitter sa capitale avec sa famille et ses trésors, et de se réfugier dans la forteresse de Qobadiyya. Il ne fut délivré que par un de ses généraux, Mobârized-din Armaghan-Châh, qui vint assiéger le rebelle dans Amasia, le fit prisonnier et le mit à mort, en 1239. Les partisans de ce faux prophète sont connus sous le nom de Babaïs.

Tout autres étaient les Akhi que nous rencontrons dans les mêmes contrées au XIV siècle, et qu'Ibn-Baṭoûța nous a fait connaître (3). Sur la foi du voyageur arabe, on a cru que ce nom d'akhi

(1) Voir, dans le Centenario Michele Amari, t. II, p. 263 et suiv., la monographie que j'ai consacrée à ce poète

arabe.

Cf. Cl. Huart, Epigraphie arabe

d'Asie Mineure, p. 12 du tirage à part; Hammer, Histoire de l'Empire ottoman, t. I. p. 44.

(3) Voyages, publiés et traduits par Defrémery et le Dr Sanguinetti, t. I,

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était le mot arabe qui signifie « mon frère » mais M. J. Deny a tout récemment démontré qu'on avait affaire à une prononciation dialectale d'un mot purement turc, aqi, qui a le sens de « noble, généreux". » C'était une corporation, presque une société secrète, sous le couvert du mysticisme. Ibn-Baṭoùța a trouvé de leurs couvents dans toutes les villes de l'Asie Mineure, et même jusqu'à Azov, qui dépendait alors de la Horde-d'Or. Il constate leur empressement à recevoir les étrangers, à suppléer à leurs besoins, mais aussi à lutter contre toute tyrannie, à détruire les séides et les satellites des gouvernants injustes ils pratiquaient donc l'assassinat politique, et se rattachaient par là aux Ismaéliens, dont le petit-fils de Tchinggiz-Khan, Houlagou, avait détruit le dernier repaire une centaines d'années auparavant. Ces affidés, qui se nommaient euxmêmes fityân « jeunes gens », mot arabe qui avait fini par prendre le sens de « chevaliers », élisaient parmi eux un chef, décoré du titre d'akhi « noble », qui leur bâtissait un lieu de retraite et de réunion, et l'ornait de tapis et de candélabres. Ils s'occupaient chacun de leurs affaires pendant la journée, et le soir apportaient au chef le produit de leurs gains, au moyen duquel ils achetaient des fruits, des mets et tout ce qui était nécessaire à l'entretien de leur lieu de réunion. Si un étranger se présentait, ils lui offraient à souper; s'ils restaient seuls, ils se réunissaient néanmoins pour prendre le repas en commun, chanter et danser.

Cette association n'était pas spéciale à l'Asie Mineure; elle s'était étendue dans tout l'Orient. L'historien arabe Ibn-Tiqtaqa nous en parle à propos du Khalife abbasside Nâçir-lidînillah, qui a régné de 1180 à 1225. Il était imamite, c'est-à-dire chi 'ïte (3). Il revêtit les insignes de l'ordre de la Foutouwwa « chevalerie », et le conféra

p. 260 et suiv.; cf. Defrémery, dans le Journal Asiatique, IVe sér., t. XVI (1850), p. 68-70.

(1) D'après Açim-Efendi, traduction turque du dictionnaire persan Borhâni-Qâti, le mot akhi se disait des gens zélés et généreux : c'est de là qu'on l'a pris pour l'appliquer aux chefs des artisans, aux maîtres ès arts.

Il ne saurait y avoir de doute sur

ce point, d'après le Foutouwwet-námè de Yahya el-Borghâzî cité par Kieuprulu-zâdè, p. 241, note 1. Cet ouvrage a été composé d'après des manuscrits pris par les Francs à Alexandrie et importés en Asie Mineure pour y être vendus.

(3) Fakhri, éd. Derenbourg, p. 343; trad. Amar, p. 552.

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lui-même à d'autres; c'est en 1210 qu'il s'en déclara le grand maître et invita les rois à le reconnaître en cette qualité. Un nombre considérable d'hommes reçurent de ses mains les insignes de cet ordre, à savoir un pantalon, une tunique, et autres vêtements que l'on se transmettait de père en fils, ainsi qu'une coupe, dont il ajoutait ordinairement la figure à ses armes. I tirait de l'arbalète, et apprit à beaucoup d'autres l'art de s'en servir; avec cette arme, on ne tirait pas le trait court et pesant nommé carreau, mais des balles (bondoq), et c'est de cette dernière expression que vient le mot bondoqiyya qui servit ensuite, en Orient, à désigner le fusil. Cette arme, en conséquence, était analogue à celle que nos auteurs appellent arbalète à jalet.

Plus tard, au XVe siècle, c'est encore dans l'Anatolic que nous voyons se répandre l'hérésie des Horoûfis, secte qui cherchait l'explication des mystères dans des combinaisons de lettres et à laquelle nous avons déjà fait allusion plus haut. Fondée par Fazl-ullah d'Astérabad dans le dernier quart du siècle précédent, elle n'avait pas tardé à infecter de ses doctrines hétérodoxes le corps des Janissaires, placé depuis sa création sous l'invocation de ladji Bektach. Elle existe encore aujourd'hui, et a survécu à la dispersion de ses adeptes en 1826; toutefois ses adhérents sont plus connus sous l'appellation abusive de Bektachis.

Ce sont les révolutions accompagnant la chute des Seldjouqides de Roùm, à la fin du x siècle, et la naissance de cette poussière de petites dynasties locales d'où devait sortir, vers la fin du XIV", l'Empire ottoman, qui avaient accru énormément l'influence des derviches sur le peuple. Là où tombait le pouvoir politique des Sultans, le domaine moral des mystiques était le refuge des âmes inquiètes. Les gouvernements, d'ailleurs, n'avaient pas négligé de s'appuyer sur le soutien que ceux-ci leur offraient pour le maintien de l'ordre, et c'est à des considérations de ce genre que Djélàled-din Roûmi, venu de l'Asie Centrale avec sa famille, doit d'avoir trouvé aide et protection chez les souverains d'Iconium.

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III

C'est dans ce milieu passablement agité que naquit, à la fin du x siècle, le poète Yunus Emrè ". Avant lui la poésie populaire était entre les mains des ouzan, nom que les Turcs donnaient aux chamanes des Tongouzes, aux qama de l'Altaï, aux baqsi des Qirghizes, à la fois sorciers, danseurs, musiciens s'accompagnant du qopouz (sorte de guitare), médecins même, comme il en existe chez tous les peuples demi-civilisés. Leurs poèmes, d'un caractère héroïque, chantaient les hauts faits des chefs illustres et maintenaient les traditions populaires, comme l'a constaté l'historien des Seldjouqides de Roùm, Ibn-Bîbî, car de leurs chants, il ne reste rien. Le mérite de Yunus Emrè, faisant suite aux quelques poésies qui nous restent de cette époque ainsi qu'aux vers turcs composés par Béhâ-ed-din Wéled, le fils de Djélàl-ed-din Roûmi et son successeur à la tête de l'ordre religieux des Maulawis ou derviches tourneurs, est d'avoir composé des vers mystiques en employant le langage populaire; renonçant à appliquer au turc, qui s'y prête peu (car il ignore la distinction des brèves et des longues), les règles de la prosodie arabe et persane, il s'est contenté de faire des vers en comptant les syllabes au moyen des doigts (hèdjè hisâbi), comme en français.

Ce derviche a une légende et une histoire. La légende de Hadji Bektach veut considérer Yunus comme un disciple de son héros; c'était un pauvre manoeuvre qui, dans une année de disette, alla trouver le saint, en lui apportant, en guise de cadeau, une certaine quantité d'azeroles (âlidj) en lui demandant du blé en échange. Le saint lui accorda l'hospitalité pendant quelques jours; puis, comme Yunus manifestait l'intention de s'en retourner, Hadji Baktach lui fit demander par trois fois si c'était du blé ou sa bénédiction (himmèt) qu'il désirait. Yunus répondit que c'était du blé; on le lui donna et il partit; mais en route il comprit qu'il avait commis un péché en

En vieux turc d'Asie Mineure, èmrè signifie « frère aîné. » Cf. Martin Hartmann, der Islamische Orient, t. IV. p. 144; J. Mordtmann, Türkisches,

dans les Mitteilungen du Séminaire des Langues Orientales de Berlin, t. V, part. II, p. 168.

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