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Le Duc était allé à Gotha; les inquiétudes de la Duchesse paraissaient se concentrer toutes sur son fils cadet, le prince Bernard, qui, à l'âge de seize ans, et d'une constitution très-délicate, avait demandé à servir comme volontaire au corps du prince de Hohenlohe, et que j'avais vu partir de Dresde la veille de mon propre départ. J'en rendis compte à la Duchesse; elle s'exprima à cette occasion d'une manière infiniment estimable et bien conforme au grand caractère qu'elle a montré peu de jours après au milieu des plus horribles catastrophes. >>

Dimanche, 5 octobre.

« Je suis parti de Weimar à neuf heures, et arrivé à Erfurth à midi. J'y ai retrouvé tout ce qui était à Naumbourg, et de plus les chefs et états-majors de tous les corps qui composaient le centre de l'armée. On évaluait à deux mille le nombre des personnes de tout grade attachées au quartier général, sans compter les troupes et bagages, qui passaient et repassaient

sans cesse.

<< Voici quelle était, le 5 octobre, la distribution des corps et des commandements: Le duc de Brunswic dirigeait le tout; sous lui la première ligne du centre, occupant les environs d'Erfurth, était commandée en chef par le maréchal de Moellendorf; la seconde, ou réserve du centre, placée entre Auerstedt et Weimar, par le général Kalkreuth. Le maréchal avait sous lui, au centre, le lieutenant général comte Wartensleben; à l'aile droite, le prince d'Orange, dont le corps s'étendait entre Gotha et Eisenach; à l'aile gauche, le lieutenant général comte Schmettau, occupant le terrain entre Erfurth et Blankenhayn. L'avant-garde du centre était sous les ordres du duc de Weimar et du duc de

Brunswic-Oels; elle occupait les gorges de la forêt de Thuringe, entre Arnstadt, Ilmenau, etc., et poussait ses avant-postes vers Meiningen, Hildbourghausen, etc. La grande aile droite de l'armée, placée (pour la forme) sous le commandement de l'électeur de Hesse, était commandée en effet par les lieutenants généraux Ruchel et Blücher; elle se trouvait depuis quelques jours sur la Werra, et communiquait de près avec l'extrémité droite du centre par Berka et Eisenach. La grande aile gauche avait pour chef le prince de Hohenlohe, qui avait sous lui le prince Louis de Prusse à l'avantgarde, le général comte Tauentzien à l'extrémité gauche et le lieutenant général Grawert à l'extrémité droite; le prince de Hohenlohe avait encore son quartier général à léna; le prince Louis était à Rudolstadt avec sept mille, le comte Tauentzien à Hof avec six mille hommes. On évaluait communément toutes ces forces réunies à cent cinquante, quelques-uns même à cent soixante-dix mille hommes, parmi lesquels vingt à vingt-cinq mille Saxons; à en juger cependant d'après les avis de ceux que j'eus lieu de croire les plus instruits, elles ne se montaient point à ce nombre, et composaient dans la réalité un ensemble de cent trente mille combattants, auxquels, pour connaître tout ce qui se trouvait de troupes sur le théâtre même, ou dans le voisinage du théâtre de la guerre, il fallait ajouter le corps du général Lecoq, composé d'environ huit mille, qui se trouvait du côté de Münster, et le corps de réserve du prince Eugène de Würtemberg, fort de douze à quinze mille hommes, qui venait de recevoir l'ordre de se porter sur Halle à marches forcées.

<< On m'avait préparé à Erfurth un des plus jolis logements de la ville, faveur distinguée dans les circonstances du moment. Le comte Haugwitz m'a invité à dîner. C'est là que, pour la première fois, j'ai revu

M. le marquis de Lucchesini, qui était parti de Naumbourg le jour de mon arrivée, et qui m'a reçu avec une tendresse toute particulière. Le dîner fini, le comte Haugwitz a passé avec moi dans une chambre attenante, où j'ai eu avec lui une conversation qui a duré deux heures et demie. Cette conversation ayant été à certains égards la base de tout ce qui m'a été dit et communiqué pendant mon séjour, je tâcherai de la rendre ici le plus exactement possible.

<< Quant au préambule, je n'en citerai que quelques phrases saillantes, mettant de côté une quantité de choses polies qui n'étaient que pour mon propre compte. Le comte Haugwitz m'a dit entre autres : « Je «<< vois votre étonnement de vous trouver ici; ma pro<< position, que je vous ai faite par ordre exprès du « Roi, vous aura suggéré bien des conjectures; le fait «< est qu'il s'agissait de gagner votre opinion en fa<< veur de notre entreprise. -Les objets particuliers << pour lesquels je vous demanderai votre avis, quel<< que importants qu'ils puissent être en eux-mêmes, << ne sont cependant que des accessoires; le principal, «< c'est que vous soyez notre ami; et vous le serez, j'en suis sûr, aussitôt que je me serai expliqué. »

Après cette introduction, il a continué ainsi : << Vous connaissez les reproches nombreux dont on << nous a accablés depuis quelque temps sur la préten« due duplicité de notre conduite. S'il a jamais existé << une puissance que nous ayons eu l'intention de « tromper, c'était la France; la nécessité nous en avait << fait la loi; nous avons constamment voulu le bien << de toutes les autres. Depuis longtemps nous étions <«< convaincus que la paix et Napoléon étaient deux « objets contradictoires; un simulacre de paix, voilà << tout ce que nous pouvions maintenir. Cette situa«<tion équivoque et forcée s'est prolongée par deux

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<< raisons puissantes : d'abord, parce que le Roi, trop << fortement prononcé contre toute idée de guerre, se << flattait d'année en année que, par quelque événe«< ment heureux qui culbuterait ce pouvoir colossal « aussi rapidement qu'il s'était élevé, nous serions

dispensés d'en venir à une lutte difficile et dange<«< reuse, dans laquelle il ne désirait de s'engager qu'à << la dernière extrémité; et ensuite, parce que, après << tous les malheurs que nos amis avaient éprouvés au<< tour de nous, il nous paraissait sage et nécessaire << de ménager à l'Europe aux abois une dernière res<< source intacte. Cependant vous nous avez vus l'année « dernière déterminés et préparés au combat, et nous «< y serions infailliblement entrés si la bataille d'Au<< sterlitz et ses suites, et surtout la retraite et la volonté << expresse de l'empereur de Russie n'en avaient pas « détourné le Roi. Je me suis trouvé à cette époque à << Vienne, isolé et abandonné de tout le monde; j'ai « signé sous le couteau une convention par laquelle je «<< me suis malheureusement attiré la haine de beau<«<coup de monde; mais voici ce que j'ai fait arrivé « à Berlin, j'ai prié le Roi-plusieurs personnes peu<< vent l'attester-de me désavouer et de me renvoyer. << La crainte d'une explosion subite a retenu le Roi; il << a ratifié ma convention, mais en y portant des mo«<difications essentielles. Le silence alarmant que le « gouvernement français a gardé sur ces modifica«<tions l'a engagé à m'envoyer à Paris; c'est là que << j'ai enfin reconnu quelles étaient les véritables dis<< positions envers nous : qu'on ne nous pardonnerait jamais le traité du 3 de novembre; que moins encore << on nous pardonnerait notre existence avec une ar«<mée considérable et non battue; que Napoléon cal<<culait le moment où il tomberait sur nous avec toutes << ses forces; que Talleyrand, personnellement attaché

:

« au système d'une union amicale entre la France et << la Prusse, avait seul reculé ce moment. Napoléon me « déclara dans ma première audience que, comme le « Roi avait jugé à propos de modifier la convention de << Vienne, il la regardait comme non avenue, et qu'il << lui en fallait une autre. Il me fit faire par Talleyrand « et Duroc des propositions tellement extravagantes, << que j'aurais honte de vous les répéter; et ce ne fut << que par de biens grands efforts que je parvins en«< core au traité du 15 février. Lorsque M. de Lucche« sini se chargea de le porter à Berlin, nous étions <«< convenus ensemble que si, en arrivant, il trouvait <«< l'armée réunie, il engagerait le Roi à refuser sa ra«tification. Mais il trouva l'armée dissoute; par des « motifs connus à Dieu et peut-être à M. de Hardenberg, << on avait entraîné le Roi à mon insu dans cette me« sure précipitée. Il fallut donc céder encore; mais le << Roi sut dès lors que tout ce qu'il avait gagné était << du temps. Revenu à Berlin, je lui expliquai sans au«< cun déguisement que je n'avais obtenu par ce voyage

qu'un dernier et triste répit; que la paix et la con«<vention de Paris ne pouvaient pas tenir six mois; << qu'il fallait se préparer à la guerre et saisir la pre«< mière occasion, pour prévenir notre prétendu allié, << qui n'avait d'autre projet que celui de nous asservir « et de nous détruire. Le Roi en fut enfin pleinement «< convaincu; c'est à la suite de mes représentations « que cinquante mille hommes de nos troupes furent << laissés sur le pied de guerre, malgré toutes les pro<< testations de la partie administrative et militaire. «< Depuis le mois de mars, le Roi n'a plus cessé de se «< croire chaque jour à la veille de l'explosion. Lors« que la Russie et l'Angleterre ont entamé leurs né"gociations de paix, tout devait être suspendu de << notre part; mais c'est au milieu de ces négociations,

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