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bon dans les États despotiques, où souvent leur emploi est une partie des fonctions des gouverneurs eux-mêmes. Cela n'est pas bon dans la république, et une chose pareille détruisit la république romaine. Cela n'est pas meilleur dans la monarchie; rien n'est plus contraire à l'esprit de ce gouvernement. Un dégoût saisit tous les autres États, l'honneur y perd toute sa considération, les moyens lents et naturels de se distinguer nè touchent plus, et le gouvernement est frappé dans son principe.

On vit bien, dans les temps passés, des fortunes scandaleuses : c'était une des calamités des guerres de cinquante ans; mais pour lors ces richesses furent regardées comme ridicules, et nous les admirons.

Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui lèvent les tributs est les richesses, et les récompenses de ces richesses sont les richesses mêmes. La gloire et l'honneur sont pour cette noblesse qui ne connait, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l'honneur et la gloire. Le respect et la considération sont pour ces ministres et ces magistrats qui, ne trouvant que le travail après le travail, veillent nuit et jour pour le bonheur de l'empire.

LIVRE QUATORZIÈME '.

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.

V

CHAPITRE PREMIER."

Idée générale.

S'il est vrai que le caractère de l'esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères.

1 On peut dire en général, sur ce qua torzlème livre, que Montesquieu étend trop les effets du climat. Il est incontestable, et plusieurs auteurs anciens et modernes l'ont remarqué, que la température, la localité, la nourriture, contribuent à former les inclinations de l'homme et à déterminer sa constitution morale; mais il n'est pas moins vrai que l'éducation et les lois peuvent vaincre ses inclinations et ses mœurs, et, leur donnant une autre direction, le former au vice ou à la vertu. L'his toire est remplie de changements arrivés dans les mœurs des peuples; et souvent une génération ne ressemble en rien à celle

qui l'a précédée. Personne ne sera tenté d'attribuer ces révolutions à l'influence du climat. (Édit. anon. de 1764. ) - Hippocrate, Platon, Aristote et les hommes les plus doctes de l'antiquité ont reconnu et proclamé l'influence du climat sur la société. Varron (de Re rustica, lib. 1) cite un ouvrage d'Eratosthène, où celui-ci cher. chait à prouver que le caractère de l'homme et la forme du gouvernement sont subordonnés à la proximité ou à la distance du soleil. Rousseau a donc eu tort, dans son Contrat Social, d'attribuer cette doctrine à Montesquieu. (P.)

t

CHAPITRE II.

Combien les hommes sont différents dans les divers climats.

2

L'air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps : cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres; il augmente donc encore par là leur force. L'air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, et les allonge : il diminue donc leur force et leur ressort.

On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L'action du - cœur et la réaction des extrémités des fibres s'y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets par exemple, plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connaissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé, il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande 3. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu'on l'y trouvera très-peu disposé : sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu'il sentira qu'il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont'; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du Nord, transportés dans les pays du midi 6, n'y ont pas fait d'aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage.

Cela parait même à la vue dans le froid on parait plus maigre.

2 On sait qu'il raccourcit le fer

3 Quelle conséquence peut-on tirer, pour les passions de l'humanité, de la défaillance de cet homme enfermé dans une étuve? C'est pour lui, dans ce moment, un état de maladie causé par le passage subit du froid ou du tempéré à l'excessive chaleur. S'il y avait été conduit par degrés insensibles, il se serait accoutumé peu à peu à cette raréfaction. Un habitant du Nord, qui passe au Midi, paye ordinairement le tribut à ce changement, quoique quelquesuns en soient exempts; mais, ce tribut acquitté, son esprit et ses connaissances o'y auront rien perdu; il est tel après

cette épreuve qu'il était auparavant; et s'il pouvait communiquer à sa postérite ses goûts, ses talents et son éducation, comme il lui a communiqué l'ètre, cette postérité serait à perpétuité comme son chef. (D.)

Il faut bien se garder de laisser échapper de ces propositions générales. Jamais on n'a pu faire aller à la guerre un Lapon, un Samoïède; et les Arabes conquirent en quatre-vingts ans plus de pays que n'en possédait l'empire romain. Les Espagnols en petit nombre battirent, à la bataille de Nuhlberg, les soldats du nord de l'Allemagne. (VOLT.)

5 Celles pour la succession d'Espague. 6 En Espagne, par exemple.

La force des fibres des peuples du Nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses: l'une, que le parties du chyle ou de la lymphe sont plus propres, par leur grande surface, à être appliquées sur les fibres et à les nourrir; l'autre, qu'elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité.

Les nerfs, qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau, font chacun un faisceau de nerfs. Ordinairement ce n'est pas tout le nerf qui est remué; c'en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds, où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis, el exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés; les petites houppes sont en quelque façon paralytiques; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu'elle est extrêmement forte, et qu'elle est de tout le nerf ensemble. Mais c'est d'un nombre infini de petites sensations que dépendent l'imagination, le goût, la sensibilité, la viva cité.

J'ai observé le tissu extérieur d'une langue de mouton dans l'endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J'ai vu avec un microscope sur ces mamelons de petits poils ou une espèce de duvet; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.

J'ai fait geler la moitié de cette langue, et j'ai trouvé à la simple vuc les mamelons considérablement diminués : quelques rangs même de mamelons s'étaient enfoncés dans leur gaine. J'en ai examine le tissu avec le microscope, je n'ai plus vu de pyramides. A mesure que la langue s'est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever; et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaitre.

Cette observation confirme ce que j'ai dit, que dans les pays froids les houppes nerveuses sont moins épanouies: elles s'enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l'action des objets extérieurs Les sensations sont donc moins vives.

Dans les pays froids on aura peu de sensibilité pour les plaisirs; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J'ai vu les opéras d'Angleterre et d'Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs, mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l'une est si calme, et l'autre si transportée, que cela paraît inconcevable.

Il en sera de même de la douleur: elle est excitée en nous par le dé chirement de quelque fibre de notre corps. L'auteur de la nature a établi

que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement serait plus grand: or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du Nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds: l'ame y est done moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.

Avec cette délicatesse d'organes que l'on a dans les pays chauds, l'ame est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l'union des deux sexes: tout conduit à cet objet.

Dans les climats du Nord, à peine le physique de l'amour a-t-il la force de se rendre bien sensible; dans les climats tempérés, l'amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d'abord semblent être lui-même, et ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l'amour pour lui-même : il est la cause unique du bonheur, il est la vie.

Dans les pays du Midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du Nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du Midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes: chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même, et dans leurs vertus : le climat n'y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.

La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l'abattement passera à l'esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux; les inclinations y seront toutes passives; la paresse y fera le bonheur ; ́la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l'action de l'âme, et la servitude moins insupportable que la force d'esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.

I Il faudrait chercher dans cette insensibilité la raison des divers supplices que nous voyons en usage chez les différentes nations, si l'histoire ne nous enseignait que cette diversité de supplices dépend plutôt de la nature des gouvernements que

de celle des climats, et si la physique ne nous présentait le tableau des effets étonnants que peuvent produire sur l'homme la façon de vivre et la coutume. (Édit. anonyme de 1764.)

CHAPITRE III.

Contradiction dans les caractères de certains peuples du Midi.

Les Indiens sont naturellement sans courage : les enfants mêmes des Européens nés aux Indes perdent celui de leur climat. Mais comment accorder cela avec leurs actions atroces, leurs coutumes, leurs pénitences barbares? Les hommes s'y soumettent à des maux incroyables, les femmes s'y brulent elles-mêmes : voilà bien de la force pour tant de faiblesse.

La nature, qui a donné à ces peuples une faiblesse qui les rend timides, leur a donné aussi une imagination si vive que tout les frappe à l'excès. Cette même délicatesse d'organes qui leur fait craindre la mort sert aussi a leur faire redouter mille choses plus que la mort. C'est la même sensibilité qui leur fait fuir tous les périls, et les leur fait tous braver.

Y

Comme une bonne éducation est plus nécessaire aux enfants qu'à ceux dont l'esprit est dans sa maturité ; de même, les peuples de ces climats ont plus besoin d'un législateur sage que les peuples du nôtre. Plus on est aisément et fortement frappé, plus il importe de l'être d'une manière convenable, de ne recevoir pas des préjugés, et d'être conduit par la raison.

Du temps des Romains, les peuples du nord de l'Europe vivaient sans arts, sans éducation, presque sans lois; et cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance romaine jusqu'au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire.

CHAPITRE IV.

Cause de l'immutabilité de la religion, des mœurs, des manières, des lois, dans les pays d'Orient.

Si, avec cette faiblesse d'organes qui fait recevoir aux peuples d'Orient les impressions du monde les plus fortes, vous joignez une certaine paresse dans l'esprit, naturellement liée avec celle du corps, qui fasse que cet esprit ne soit capable d'aucune action, d'aucun effort, d'aucune contention, vous comprendrez que l'âme, qui a une fois reçu des impressions, ne peut plus en changer. C'est ce qui fait que les lois, les mœurs 3, et les manières, même celles qui paraissent indifférentes, comme la fa

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3 On voit, par un fragment de Nicolas de Damas, recueilli par Constantin Porphyrogénète, que la coutume était ancienne en Orient d'envoyer étrangler un gouverneur qui déplaisait; elle était du temps des Mèdes.

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