Images de page
PDF
ePub

ces peuples n'étaient pas des bêtes, comme il le disait. Les moyens violents qu'il employa étaient inutiles, il serait arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes etaient renfermées, et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour; il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyait des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattait si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendait pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avait donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation : il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très-attachés à leurs coutumes; les leur öter violemment, c'est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV.

Influence du gouvernement domestique sur le politique.

Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié : le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes, avec l'esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI.

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point etablis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois, dans un État, ces choses se confondent'. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières; et les législateurs de la Chine en firent de même.

Moise fit un même code pour les lois fondirent les coutumes auciennes avec les et la religion. Les premiers Romains con- lois.

Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières : c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avaient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup; que chacun sentit à tous les instants qu'il devait beaucoup aux autres; qu'il n'y avait point de citoyen qui ne dépendit, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.

Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée ; moyen très-propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des règles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise?

La civilité vaut mieux, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour c'est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre.

Lycurgue, dont les institutions étaient dures, n'eut point la civilité pour objet, lorsqu'il forma les manières : il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il voulait donner à son peuple. Des gens toujours corrigeant ou toujours corrigés, qui instruisaient toujours et étaient toujours instruits, également simples et rigides exerçaient plutôt entre eux des vertus qu'ils n'avaient des égards.

CHAPITRE XVII.

Propriété particulière au gouvernement de la Chine.

Les législateurs de la Chine firent plus : ils confondirent la religion, les mœurs et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l'on appela les rites. Ce fut dans l'observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchérent. Et, comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu'on trouva moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur et l'esprit des Chinois l'une, leur manière d'écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très-grande partie de la vie, l'esprit a été uni

Voyez le P. Duhalde.

2 Voyez les livres classiques dont le

P. Duhalde nous a donné de si beaux mor

ceaux.

[ocr errors]

quement occupé de ces rites, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres et pour les livres qui les contenaient; l'autre, que les préceptes des rites n'ayant rien de spirituel, mais simplement des règles d'une pratique commune, il est plus aisé d'en convaincre et d'en frapper les esprits que d'une chose intellectuelle.

Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernèrent par la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n'est pas dans leur pouvoir, qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois; mais, si tout le monde a perdu ses mœurs, les retablirontils? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Aussi, quand on abandonna les principes du gouvernement chinois, quand la morale y fut perdue, l'État tomba-t-il dans l'anarchie, et on vit des révolutions.

CHAPITRE XVIII.

Conséquence du chapitre précédent.

Il résulte de là que la Chine ne perd point ses lois par la conquête. Les manières, les mœurs, les lois, la religion, y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois. Et, comme il faut que le vainqueur ou le vaincu change, il a toujours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur car ses mœurs n'étant point ses manières; ses manières, ses lois; ses lois, sa religion, il a été plus aisé qu'il se pliât peu à peu au peuple vaincu que le peuple vaincu à lui.

Il suit encore de là une chose bien triste : c'est qu'il n'est presque pas possible que le christianisme s'établisse jamais à la Chine 2. Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les églises, leur communication nécessaire avec les ministres de la religion, leur participation aux sacrements, la confession auriculaire, l'extrême-onction, le mariage d'une seule femme : tout cela renverse les mœurs et les manières du pays, et frappe encore du même coup sur la religion et sur les lois.

La religion chrétienne, par l'établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacrements, semble demander que tout s'unisse : les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare.

Et, comme on a vu que cette séparation 3 tient en général à l'esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le gouvernement monarchique et tout gouvernement modéré s'allient mieux 4 avec la religion chrétienne.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]

CHAPITRE XIX.

Comment s'est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs
et des manières, chez les Chinois.

Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de ľempire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les pères; et ils rassemblerent toutes leurs forces pour cela : ils établirent une infinité de rites et de cérémonies pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il était impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivants. Les cérémonies pour les pères morts avaient plus de rapport à la religion : celles pour les pères vivants avaient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières; mais ce n'étaient que les parties d'un même code, et ce code était très-étendu.

Le respect pour les pères était nécessairement lié avec tout ce qui représentait les pères, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l'empereur. Ce respect pour les pères supposait un retour d'amour pour les enfants; et par conséquent, le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étaient soumis, de l'empereur à ses sujets. Tout cela formait les rites, et ces rites l'esprit général de la nation.

On va sentir le rapport que peuvent avoir avec la constitution fondamentalo de la Chine les choses qui paraissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l'on a pour elle, vous affaiblissez le respect pour les magistrats, qu'on regarde comme des pères; les magistrats n'auront plus le même soin pour les peuples, qu'ils doivent considérer comme des enfants; ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'État. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa bellemère; mais, si l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu'il est nécessaire d'imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l'esprit qui gouverne l'empire, l'on verra qu'il est nécessaire qu'une telle ou une telle action particulière se fasse.

[ocr errors]

CHAPITRE XX.

Explication d'un paradoxe sur les Chinois.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que les Chinois, dont la vie est entièrement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paraît surtout dans le commerce, qui n'a jamais pu leur

inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achète doit porter' sa propre balance : chaque marchand en ayant trois, une forte pour acheter, une légère pour vendre, et une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

Les législateurs de la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fut soumis et tranquille, et qu'il fût laborieux et industrieux. Par la nature du climat et du terrain, il a une vie précaire; on n'y est assuré de sa vie qu'à force d'industrie et de travail.

Quand tout le monde obéit, et que tout le monde travaille, l'État est dans une heureuse situation. C'est la nécessité, et peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain ; et les lois n'ont pas songé à l'arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d'acquérir par violence; tout a été permis, quand il s'est agi d'obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l'Europe. Chacun, à la Chine, dú étre attentif à ce qui lui était utile; si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devait penser aux siens. A Lacédémone, il était mis de voler; à la Chine, il est permis de tromper.

CHAPITRE XXI.

Comment les lois doivent être relatives aux mœurs et aux manières.

a

per

Il n'y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs et les manières; mais, quoiqu'elles soient séparées, elles ne laissent pas d'avoir entre elles de grands rapports.

On demanda à Solon si les lois qu'il avait données aux Athéniens étaient les meilleures. « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de ⚫ celles qu'ils pouvaient souffrir. » Belle parole, qui devrait être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons » ; cela signifie qu'ils n'avaient qu'une bonté relative; ce qui est l'éponge de toutes les difficultés que l'on peut faire sur les lois de Moïse.

CHAPITRE XXII.

Continuation du même sujet.

Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples. Platon 3 dit que Rhadamanthe, qui gouvernait un peuple extrêmement religieux, expédiait tous les procès avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. « Mais, dit le même Platon', quand un peuple n'est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans

[ocr errors]

Journal de Lange, en 1721 et 1722; toin. Vill, des Voyages du Nord, pag 363 ? PLUTARQUE, Vie de Solon, $9.

3 Lois, liv. XII.

• Ibid.

« PrécédentContinuer »