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d'Hercule le sont de Carthage. Cette position est très-remarquable; elle fait voir qu'Hannon borna ses établissements au vingt-cinquième degré de latitude nord, c'est-à-dire deux ou trois degrés au delà des iles Canaries, vers le sud.

Hannon étant à Cerné fit une autre navigation, dont l'objet était de faire des découvertes plus avant vers le midi. Il ne prit presque aucune connaissance du continent. L'étendue des côtes qu'il suivit fut de vingtsix jours de navigation, et il fut obligé de revenir faute de vivres. Il parait que les Carthaginois ne firent aucun usage de cette entreprise d'Hannon. Scylax1 dit qu'au delà de Cerné la mer n'est pas navigable”, parce qu'elle y est basse, pleine de limon et d'herbes marines: effectivement il y en a beaucoup dans ces parages. Les marchands carthaginois dont par le Scylax pouvaient trouver des obstacles qu'Hannon, qui avait soixante navires de cinquante rames chacun, avait vaincus. Les difficultés sont relatives, et de plus on ne doit pas confondre une entreprise qui a la hardiesse et la témérité pour objet, avec ce qui est l'effet d'une conduite ordinaire.

C'est un beau morceau de l'antiquité que la relation d'Hannon : le même homme qui a exécuté a écrit; il ne met aucune ostentation dans ses récits. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu'ils sont plus glorieux de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils ont dit.

Les choses sont comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux; tout ce qu'il dit du climat, du terrain, des mœurs, des manières des habitants, se rapporte à ce qu'on voit aujourd'hui dans cette côte d'Afrique il semble que c'est le journal de nos navigateurs.

Hannon remarqua sur sa flotte que le jour il régnait dans le continent un vaste silence; que la nuit on entendait les sons de divers instruments de musique, et qu'on voyait partout des feux les uns plus grands, les autres moindres'. Nos relations confirment ceci : on y trouve que le jour ces sauvages, pour éviter l'ardeur du soleil, se retirent dans les forêts; que la nuit ils font de grands feux pour écarter les bêtes féroces, et qu'ils aiment passionnément la danse et les instruments de musique.

Hannon nous décrit un volcan avec tous les phénomènes que fait voir aujourd'hui le Vésuve; et le récit qu'il fait de ces deux femmes velues, qui se laissèrent plutôt tuer que de suivre les Carthaginois, et dont il fit porter les peaux à Carthage, n'est pas, comme on l'a dit, hors de vraisemblance.

1 Voyez son Périple, article de Carthage. 2 Voyez Hérodote, in Melpomene, sur les obstacles que Sataspe trouva.

3 Voyez les cartes et les relations, le ler volume des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, part. I, pag 201. Cette herbe couvre tellement la surface de la mer, qu'on a de la

peine à voir l'eau ; et les vaisseaux ne peuvent passer à travers que par un vent frais.

4 Pline nous dit la même chose, en parlant du mont Atlas : « Noctibus micare a crebris ignibus, tibiarum cuntu, tympa anorumque sonitu strepere, neminem in a terdiu cerni. »

Cette relation est d'autant plus précieuse, qu'elle est un monument punique et c'est parce qu'elle est un monument punique, qu'elle a été regardée comme fabuleuse; car les Romains conservèrent leur haine contre les Carthaginois, même après les avoir detruits. Mais ce ne fut que la victoire qui décida s'il fallait dire la foi punique, ou la foi ro

maine.

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Des modernes ont suivi ce préjugé. Que sont devenues, disent-ils, les villes qu'Hannon nous décrit, et dont, même du temps de Pline, il ne restait pas le moindre vestige? Le merveilleux serait qu'il en fût resté. Était-ce Corinthe ou Athènes qu'Hannon allait batir sur ces côtes? Il laissait dans les endroits propres au commerce des familles carthaginoises; et à la hâte il les mettait en sûreté contre les hommes sauvages et les bêtes féroces. Les calamités des Carthaginois firent cesser la navigation d'Afrique; il fallut bien que ces familles périssent, ou devinssent sauvages. Je dis plus : quand les ruines de ces villes subsisteraient encore, qui est-ce qui aurait été en faire la découverte dans les bois et dans les marais? On trouve pourtant, dans Scylax et dans Polybe, que les Carthaginois avaient de grands établissements sur ces côtes. Voilà les vestiges des villes d'Hannon; il n'y en a point d'autres, parce qu'à peine y en a-t-il d'autres de Carthage même.

Les Carthaginois étaient sur le chemin des richesses; et s'ils avaient été jusqu'au quatrième degré de latitude nord, et au quinzième de longitude, ils auraient découvert la côte d'Or et les côtes voisines. Ils y auraient fait un commerce de toute autre importance que celui qu'on y fait aujourd'hui, que l'Amérique semble avoir avili les richesses de tous les autres pays; ils y auraient trouvé des trésors qui ne pouvaient être enlevés par les Romains.

On a dit des choses bien surprenantes des richesses de l'Espagne. Si l'on en croit Aristote2, les Phéniciens qui abordèrent à Tartèse y trouvèrent tant d'argent que leurs navires ne pouvaient le contenir; et ils firent faire de ce métal leurs plus vils ustensiles. Les Carthaginois, au rapport de Diodore3, trouvèrent tant d'or et d'argent dans les Pyrénées, qu'ils en mirent aux ancres de leurs navires. Il ne faut point faire de fond sur ces récits populaires : voici des faits précis.

On voit dans un fragment de Polype cité par Strabon“, que les mines d'argent qui étaient à la source du Bétis, où quarante mille hommes étaient employés, donnaient au peuple romain vingt-cinq mille drachmes par jour cela peut faire environ cinq millions de livres par an, à cinquante francs le marc. On appelait les montagnes où étaient ces mines

1 M. Dodwel. Voyez sa Dissertation sur

le Périple d'Hannon.

2 Des choses merveilleuses.

3 Liv. VI. -L'auteur cite le sixième livre de Diodore, et ce sixième livre n'existe

pas. Diodore, au cinquième, parle des Phéniciens, et non pas des Carthaginois. (VOLT.)

4 Liv. 11,

les montagnes d'argent ; ce qui fait voir que c'était le Potosi de ces temps-là. Aujourd'hui les mines d'Hanover n'ont pas le quart des ouvriers qu'on employait dans celles d'Espagne, et elles donnent plus : mais les Romains n'ayant guère que des mines de cuivre et peu de mines d'ar gent, et les Grecs ne connaissant que les mines d'Attique, très-peu riches, ils durent être étonnés de l'abondance de celles-là.

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Dans la guerre pour la succession d'Espagne, un homme appelé le marquis de Rhodes, de qui on disait qu'il s'était ruiné dans les mines d'or, et enrichi dans les hôpitaux 2, proposa à la cour de France d'ouvrir les mines des Pyrénées. Il cita les Tyriens, les Carthaginois et le Romains. On lui permit de chercher : il chercha, il fouilla partout; il citait toujours, et ne trouvait rien.

Les Carthaginois, maîtres du commerce de l'or et de l'argent, voulurent l'être encore de celui du plomb et de l'étain. Ces métaux étaient voiturés par terre, depuis les ports de la Gaule sur l'Océan jusqu'à ceux de la Méditerranée. Les Carthaginois voulurent les recevoir de la première main; ils envoyèrent Himilcon, pour former3 des établissements dans les iles Cassitérides, qu'on croit être celles de Silley.

Ces voyages de la Bétique en Angleterre ont fait penser à quelques gens que les Carthaginois avaient la boussole; mais il est clair qu'ils suivaient les côtes. Je n'en veux d'autre preuve que ce que dit Himilcon, qui demeura quatre mois à aller de l'embouchure du Bétis en Angleterre : outre que la fameuse histoire de ce pilote carthaginois qui, voyant venir un vaisseau romain, se fit échouer pour ne lui pas apprendre la route d'Angleterre 5, fait voir que ces vaisseaux étaient très-près des côtes lorsqu'ils se rencontrèrent.

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Les anciens pourraient avoir fait des voyages de mer qui feraient penser qu'ils avaient la boussole, quoiqu'ils ne l'eussent pas. Si un pilote s'était éloigné des côtes, et que pendant son voyage il eût eu un temps serein; que la nuit il eut toujours vu une étoile polaire, et le jour le lever et le coucher de soleil, il est clair qu'il aurait pu se conduire comme on fait aujourd'hui par la boussole; mais ce serait un cas fortuit, et non pas une navigation réglée.

On voit, dans le traité qui finit la première guerre punique, que Carthage fut principalement attentive à se conserver l'empire de la mer, et Rome à garder celui de la terre 7. Hannon 8, dans la négociation avec

Mons Argentarius.

7 Les Carthaginois, qui subissaient alors

2 Il en avait eu quelque part la direc- la loi de leurs vainqueurs, abandonnaient tion.

3 Voyez Festus Avienus.

STRABON, liv. III, sur la fin.

5 11 en fut récompensé par le sénat de Carthage.

6 On a reproché à Montesquieu de s'être exprimé ici comme s'il y avait plusieurs étoiles polaires. (P)

par ce traité la Sicile, ainsi que les îles qui sont entre la Sicile et l'Italie. (CREV.) 8 TITE-LIVE, Supplément de Freinshemius, seconde décade, liv. VI. - Cette protestation fut faite vingt-trois ans auparavant, lorqu'on se préparait des deus parts à la guerre, et non lorsqu'il fut question de la finir. (Cnáv.)

les Romains, déclara qu'il ne souffrirait pas seulement qu'ils se Javassent les mains dans les mers de Sicile; il ne leur fut pas permis de naviguer au delà du beau promontoire; il leur fut défendu' de trafiquer en Sicile 2, en Sardaigne, en Afrique, excepté à Carthage : exception qui fait voir qu'on ne leur y préparait pas un commerce avantageux.

Il y eut, dans les premiers temps, de grandes guerres entre Carthage et Marseille3 au sujet de la pêche. Après la paix, elles firent concurremment le commerce d'économie. Marseille fut d'autant plus jalouse que, égalant sa rivale en industrie, elle lui était devenue inférieure en puissance: voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne fut une source de richesses pour Marseille, qui servait d'entrepôt. La ruine de Carthage et de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille; et sans les guerres civiles, où il fallait fermer les yeux et prendre un parti, elle aurait été heureuse sous la protection des Romains, qui n'avaient aucune jalousie de son commerce.

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Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirèrent à Délos. La religion et la vénération des peuples faisaient regarder cette ile comme un lieu de sûreté 4 : de plus, elle était très-bien située pour le commerce de l'Italic et de l'Asie, qui, depuis l'anéantissement de l'Afrique et l'affaiblissement de la Grèce, était devenu plus important.

Dès les premiers temps, les Grecs envoyèrent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide et le Pont-Euxin; elles conservèrent, sous les Perses, leurs lois et leur liberté. Alexandre, qui n'était parti que contre les barbares, ne les attaqua pas. Il ne parait pas même que les rois de Pont, qui en occupèrent plusieurs, leur eussent ôté leur gouvernement politique.

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La puissance de ces rois augmenta sitôt qu'ils les eurent soumises.

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Mithridate se trouva en état d'acheter partout des troupes, de réparer' continuellement ses pertes, d'avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre; de se procurer des alliés, de corrompre ceux des Romains et les Romains memes; de soudoyer les barbares de l'Asie et de l'Europe; de faire la guerre longtemps, et par conséquent de discipliner ses troupes; il put les armer, et les instruire dans l'art militaire des Romains, et former des corps considérables de leurs transfuges; enfin il put faire de grandes pertes et souffrir de grands échecs, sans périr ; et il n'aurait point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux et barbare n'avait pas détruit ce que, dans la mauvaise fortune, avait fait le grand prince.

C'est ainsi que, dans le temps que les Romains étaient au comble de la grandeur, et qu'ils semblaient n'avoir à craindre qu'eux-mêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d'Antiochus et de Persée, avaient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste; et les deux partis ayant une grande puissance et des avantages mutuels, les peuples de la Grèce et de l'Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, ou comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts: il fallait bien qu'il fût détruit ; les peuples l'étaient.

Les Romains, suivant un système dont j'ai parlé ailleurs, destructeurs pour ne pas paraitre conquérants, ruinèrent Carthage et Corinthe; et par une telle pratique ils se seraient peut-être perdus, s'ils n'avaient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maîtres des colonies grecques du Pont-Euxin, ils n'eurent garde de détruire ce qui devait être la cause de leur grandeur.

CHAPITRE XIII.

Du génie des Romains pour la marine.

Les Romains ue faisaient cas que des troupes de terre, dont l'esprit était de rester toujours fermes, de combattre au même lieu, et d'y mourir. Ils ne pouvaient estimer la pratique des gens de mer, qui se présentent au combat, fuient, reviennent, évitent toujours le danger emploient souvent la ruse, rarement la force. Tout cela n'était point du génie des Grecs 5, et était encore moins de celui des Romains.

Ils ne destinaient donc à la marine que ceux qui n'étaient pas des citoyens assez considérables pour avoir place dans les légions : les gens de mer étaient ordinairement des affranchis.

res, ceux qu'il avait cachés, ceux qu'il perdit si souvent par la trahison des siens, ceux qu'on trouva après sa mort.

Il perdit une fois cent soixante-dix mille hommes, et de nouvelles armées reparurent d'abord.

2 Voyez Appien, de la Guerre contre

Mithridate.

3 Ibid.

4 Dans les Considérations sur les causes de la Grandeur des Romains.

5 Comme l'a remarqué Platon, liv. IV des Lois.

6 POLYBE, liv. V.

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