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ces peuples mêlés, que chaque homme vécût sous sa propre loi : chos dont je parlerai beaucoup dans la suite.

CHAPITRE XIX.

Du commerce depuis l'affaiblissement des Romains en Orient. Les Mahometans parurent, conquirent et se divisèrent. L'Égypte eut ses souverains particuliers: elle continua de faire le commerce des Indes. Maitresse des marchandises de ce pays, elle attira les richesses de lous les autres. Ses soudans furent les plus puissants princes de ces temps-là on peut voir dans l'histoire comment, avec une force constante et bien ménagée, ils arrêtèrent l'ardeur, la fougue et l'impétuosité des croisés.

CHAPITRE XX.

Comment le commerce se fit jour en Europe à travers la barbarie.

I

La philosophie d'Aristote ayant été portée en Occident, elle plut beau coup aux esprits subtils, qui, dans les temps d'ignorance, sont les beaux esprits. Des scolastiques s'en infatuèrent, et prirent de ce philosophe bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en était si naturelle dans l'Évangile ; ils le condamnèrent indistinctement et dans tous les cas. Par là, le commerce, qui n'était que la profession des gens vils, devint encore celle des malhonnêtes gens : car toutes les fois que l'on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre malhonnêtes gens ceux qui la font.

Le commerce passa a une nation pour lors couverte d'infamie; et bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des monopoles, de la levée des subsides, et de tous les moyens malhonnêtes d'acquérir de l'argent.

Les juifs 2, enrichis par leurs exactions, étaient pillés par les princes avec la même tyrannie : chose qui consolait les peuples, et ne les soulageait pas.

Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu'on fit dans les autres pays. Le roi Jean 3 ayant fait emprisonner les juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n'eussent au moins quelque œil crevé: ce roi faisait ainsi sa chambre de justice. Un d'eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d'argent à la huitième. Henri III tira d'Aaron, juif d'York, quatorze mille marcs d'argent, et dix mille pour la reine. Dans ces temps là, on faisait violemment ce qu'on fait aujourd'hui en Pologne avec quelque mesure. Les

I Voyez Aristote, Politique, liv. I, chap. IX et x.

2 Voyez, dans Marca Hispanica, les constitutions d'Aragon, des années 1228 et 1231; et, dans Brussel, l'accord, de

l'année 1206, passé entre le roi, la comtesse de Champagne, et Gui de Dampierre.

3 SLOWE, in his Survey of London, liv. III, pag. 54.

rois, ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs priviléges, mettaient à la torture les juifs, qu'on ne regardait pas comme citoyens.

I

Enfin, il s'introduisit une coutume qui confisqua tous les biens des juifs qui embrassaient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi 1 qui l'abroge. On en a donné des raisons bien vaines; on a dit qu'on voulait les éprouver, et faire en sorte qu'il ne restât rien de l'esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation était une espèce de droit d'amortissement, pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu'ils levaient sur les juifs, et dont ils étaient frustrés lorsque ceux-ci embrassaient le christianisme. Dans ces tempslà, on regardait les hommes comme des terres. Et je remarquerai, en passant, combien on s'est joué de cette nation d'un siècle à l'autre. On confisquait leurs biens lorsqu'ils voulaient être chrétiens; et, bientôt après, on les fit brûler lorsqu'ils ne voulurent pas l'être.

Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation et du désespoir. Les juifs, proscrits tour à tour de chaque pays, trouvèrent le moyen de sauver leurs effets. Par là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes; car tel prince qui voudrait bien se défaire d'eux ne serait pas pour cela d'humeur à se défaire de leur argent.

Ils3 inventèrent les lettres de chauge et par ce moyen le commerce put éluder la violence, et se maintenir partout; le négociant le plus riche n'ayant que des biens invisibles, qui pouvaient être envoyés partout, et ne laissaient de trace nulle part.

Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes; et le commerce, qu'on avait violemment lié avec la mauvaise foi, rentra, pour ainsi dire, dans le sein de la probité.

Ainsi nous devons aux spéculations des scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce; et à l'avarice des princes, l'établissement d'une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.

Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu'ils n'auraient eux-mêmes pensé : car, par l'événement, les grands coups d'autorité se sont trouvés si maladroits, que c'est une

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experience reconnue, qu'il n'y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité.

On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s'en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils : ce qu'on appelait autrefois des coups d'État ne serait aujourd'hui, indépendamment de l'horreur, que des imprudences.

Et il est heureux pour les hommes d'ètre dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l'être..

CHAPITRE XXI.

Découverte de deux nouveaux mondes; état de l'Europe à cet égard. La boussole ouvrit pour ainsi dire l'univers. On trouva l'Asie et l'Afrique, dont on ne connaissait que quelques bords ; et l'Amérique, dont on ne connaissait rien du tout.

Les Portugais, naviguant sur l'océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l'Afrique : ils virent une vaste mer; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer, et la découverte de Mozambique, de Mélinde et de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l'Odyssée et de la magnificence de l'Énéide.

Les Vénitiens avaient fait jusque là le commerce des Indes par les pays des Turcs, et l'avaient poursuivi au milieu des avanies et des outrages. Par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et celles qu'on fit quelque temps après, l'Italie ne fut plus au centre du monde commerçant; elle fut, pour ainsi dire, dans un coin de l'univers, et elle y est encore. Le commerce même du Levant dépendant aujourd'hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l'Italie ne le fait plus qu'accessoirement.

Les Portugais trafiquèrent aux Indes en conquérants. Les lois gênantes' que les Hollandais imposent aujourd'hui aux petits princes indiens sur le commerce, les Portugais les avaient établies avant eux.

La fortune de la maison d'Autriche fut prodigieuse. Charles-Quint recueillit la succession de Bourgogne, de Castille et d'Aragon ; il parvint à l'empire; et, pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l'univers s'étendit, et l'on vit paraître un monde nouveau sous son obéis

sance.

Christophe Colomb découvrit l'Amérique; et, quoique l'Espagne n'y envoyat point de forces qu'un petit prince de l'Europe n'eût pu y envoyer tout de même, elle soumit deux grands empires et d'autres grands Étals.

1 Voyez la Relation de François Pirard, deuxième partie, chap. xv.

Pendant que les Espagnols découvraient et conquéraient du côté de l'occident, les Portugais poussaient leurs conquêtes et leurs découvertes du côté de l'orient: ces deux nations se rencontrèrent; elles curent recours au pape Alexandre VI, qui fit la célèbre ligne de démarcation, et jugea un grand procès.

Mais les autres nations de l'Europe ne les laissèrent pas jouir tranquillement de leur partage : les Hollandais chassèrent les Portugais de presque toutes les Indes orientales, et diverses nations firent en Améri que des établissements.

Les Espagnols regardèrent d'abord les terres découvertes comme des objets de conquête des peuples plus raffinés qu'eux trouvèrent qu'elles étaient des objets de commerce, et c'est là-dessus qu'ils dirigèrent leurs vues. Plusieurs peuples se sont conduits avec tant de sagesse qu'ils ont donné l'empire à des compagnies de négociants, qui, gouvernant ces États éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire sans embarrasser l'État principal.

Les colonies qu'on y a formées sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d'exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d'aujourd'hui relèvent de l'Etat mème, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet État.

L'objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie ; et cela avec grande raison, parce que le but de l'établissement a été l'extension du commerce, non la fondation d'une ville ou d'un nouvel empire.

Ainsi, c'est encore une loi fondamentale de l'Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable par les lois des pays, et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens peuples, qui n'y sont guère applicaples..

1

Il est encore reçu que le commerce établi entre les métropoles n'entraine point une permission pour les colonies, qui restent toujours en état de prohibition.

Le désavantage des colonies, qui perdent la liberté du commerce, est visiblement compensé par la protection de la métropole 2, qui la défend par ses armes, ou la maintient par ses lois.

De là suit une troisième loi de l'Europe, que, quand le commerce étranger est défendu avec la colonie, on ne peut naviguer dans ses mers que dans les cas établis par les traités.

1 Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la première guerre punique.

2 Métropole est, dans le langage des anciens, l'Etat qui a fondé la colonie,

Les nations, qui sont à l'égard de tout l'univers ce que les particuliers sont dans un État, se gouvernent, comme eux, par le droit naturel et par les lois qu'elles se sont faites. Un peuple peut céder à un autre la mer, comme il peut céder la terre. Les Carthaginois exigèrent' des Romains qu'ils ne navigueraient pas au delà de certaines limites, comme les Grecs avaient exigé du roi de Perse qu'il se tiendrait toujours élcigné des côtes de la mer de la carrière d'un cheval.

L'extrême éloignement de nos colonies n'est point un inconvénient pour leur sûreté; car, si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir.

De plus, cet éloignement fait que ceux qui vont s'y établir ne peuvent prendre la manière de vivre d'un climat si différent : ils sont obligés de tirer toutes les commodités de la vie du pays d'où ils sont venus. Les Carthaginois3, pour rendre les Sardes et les Corses plus dépendants, leur avaient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer, et de faire rien de semblable; ils leur envoyaient d'Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même point,'sans faire des lois si dures. Nos colonies des iles Antilles sont admirables; elles ont des objets de commerce que nous n'avons ni ne pouvons avoir; elles manquent de ce qui fait l'objet du nôtre.

L'effet de la découverte de l'Amérique fut de lier à l'Europe l'Asie et l'Afrique. L'Amérique fournit à l'Europe la matière de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie qu'on appela les Indes orientales. L'argent, ce métal si utile au commerce comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l'univers, comme marchandise. Enfin, la navigation d'Afrique devint nécessaire; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique.

L'Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l'histoire n'a rien à comparer là-dessus, si l'on considère l'immensité des dépenses, la grandeur des engagements, le nombre des troupes, et la continuité de leur entretien, même lorsqu'elles sont le plus inutiles, et qu'on ne les a que pour l'ostentation.

Le P. Duhalde dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l'Europe. Cela pourrait être, si notre commerce extérieur n'augmentait pas l'intérieur. L'Europe fait le commerce et la navigation des trois autres parties du monde, comme la France, l'Angleterre et la Hollande font à peu près la navigation et le commerce de l'Europe.

POLYBE, liv. III. ( M. )

2 Le roi de Perse s'obligea par un traité de ne naviguer avec aucun vaisseau de guerre au delà des roches Scyanées et des iles Chelidoniennes. (PLUTARQUE, Vic de

Cimon.)

3 ARISTOTE, des Choses merveilleuses ; TITE-LIVE, liv. VII de la seconde décade. 4 Tome II, pag. 170.

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