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nous devons craindre d'en contracter de nouvelles, de combler la mesure, et d'aller jusqu'au terme où la bonté paternelle finit.

CHAPITRE XIV.

Comment la force de la religion s'applique à celle des lois civiles.

Comme la religion et les lois civiles doivent tendre principalement à rendre les hommes bons citoyens, on voit que, lorsqu'une des deux s'écartera de ce but, l'autre y doit tendre davantage : moins la religion sera réprimante, plus les lois civiles doivent réprimer.

Ainsi, au Japon, la religion dominante n'ayant presque point de dogmes, et ne proposant point de paradis ni d'enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité et exécutées avec une ponctualité extraordinaires.

Lorsque la religion établit le dogme de la nécessité des actions humaines, les peines des lois doivent être plus sévères, et la police plus vigilante, pour que les hommes, qui sans cela s'abandonneraient euxmêmes, soient déterminés par ces motifs; mais si la religion établit le dogme de la liberté, c'est autre chose.

De la paresse de l'âme naît le dogme de la prédestination mahomélane, et du dogme de cette prédestination naît la paresse de l'âme. On a dit: Cela est dans les décrets de Dieu; il faut donc rester en repos. Dans un cas pareil, on doit exciter par les lois les hommes endormis dans la religion.

Lorsque la religion condamne des choses que les lois civiles doivent permettre, il est dangereux que les lois civiles permettent de leur côté ce que la religion doit condamner, une de ces choses marquant toujours un défaut d'harmonie et de justesse dans les idées, qui se répand sur l'autre.

Ainsi les Tartares de Gengis-kan, chez lesquels c'était un péché et même un crime capital de mettre le couteau dans le feu, de s'appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyaient pas qu'il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d'autrui, à faire injure à un homme, à le tuer 1. En un mot, les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent ont cet inconvénient, qu'elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

Ceux de Formose croient une espèce d'enfer 2; mais c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nus en certaines saisons, qui ont mis des vêtements de toile et non pas de soie, qui ont été chercher des huitres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux aussi ne re

1 Voyez la relation de frère Jean Duplan Carpin, envoyé en Tartarie par le pape nocent IV en l'année 1246.

2 Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, tom. V, part. I, pag. ¡92.

gardent-ils point comme péchés l'ivrognerie et le déréglement avec les femmes; ils croient même que les débauches de leurs enfants sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d'accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit, chez les Indiens, que les eaux du Gange ont une vertu sanctitiante 1; ceux qui meurent sur ses bords sont réputés exempts des peines de l'autre vie, et devoir habiter une région pleine de délices on envoie des lieux les plus reculés des urnes pleines des cendres des morts, pour les jeter dans le Gange. Qu'importe qu'on vive vertueusement on non? on se fera jeter dans le Gange.

L'idée d'un lieu de récompense emporte nécessairement l'idée d'un séjour de peines; et quand on espère l'un sans craindre l'autre, les lois civiles n'ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l'autre vie échapperont au législateur : ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger ne finira dans un moment que pour commencer son bon. heur?

CHAPITRE XV.

Comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions.

Le respect pour les choses anciennes, la simplicité ou la superstition, ont quelquefois établi des mystères ou des cérémonies qui pouvaient choquer la pudeur; et de cela les exemples n'ont pas été rares dans le monde. Aristote dit que dans ce cas la loi permet que les pères de famille aillent au temple célébrer ces mystères pour leurs femmes et pour leurs enfants 2. Loi civile admirable, qui conserve les mœurs contre la religion!

Auguste défendit aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe d'assister à aucune cérémonie nocturne, s'ils n'étaient accompagnés d'un parent plus âgé ; et lorsqu'il rétablit les fêtes lupercales, il ne voulut pas que les jeunes gens courussent nus '.

CHAPITRE XVI.

Comment les lois de la religion corrigent les inconvénients
de la constitution politique.

D'un autre côté, la religion peut soutenir l'État politique lorsque les lois se trouvent dans l'impuissance.

Ainsi, lorsque l'État est souvent agité par des guerres civiles, la religion fera beaucoup si elle établit que quelque partie de cet État reste

1 Lettres Édifiantes, quinzième recueil. 3 SUETONE, in Augusto, chap. xxxi. 2 Politique, liv. VII, ch: xvII. 4 Ibid.

toujours en paix. Chez les Grecs, les Éléens, comme prêtres d'Apollon, jouissaient d'une paix éternelle. Au Japon on laisse toujours en paix la ville de Méaco, qui est une ville sainte la religion maintient ce règlement; et cet empire, qui semble être seul sur la terre, qui n'a et qui ne peut avoir aucune ressource de la part des étrangers, a toujours dans son sein un commerce que la guerre ne ruine pas.

Dans les États où les guerres ne se font pas par une délibération commune, et où les lois ne se sont laissé aucun moyen de les terminer ou de les prévenir, la religion établit des temps de paix ou de trêve pour que le peuple puisse faire les choses sans lesquelles l'État ne pour rait subsister, comme les semailles et les travaux pareils.

Chaque année, pendant quatre mois, toute hostilité cessait entre les tribus arabes: le moindre trouble eût été une impiété. Quand chaque seigneur faisait en France la guerre ou la paix, la religion donna des trèves qui devaient avoir lieu dans de certaines saisons.

CHAPITRE XVII.

Continuation du même sujet.

Lorsqu'il y a beaucoup de sujets de haine dans un État, il faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisaient souvent des injures et des injustices. Mahomet fit cette loi 3 : « Si quelqu'un pardonne le sang de son frère 4, << il pourra poursuivre le malfaiteur pour des dommages et intérêts; « mais celui qui fera tort au mechant, après avoir reçu satisfaction de « lui, souffrira au jour du jugement des tourments douloureux. »

Chez les Germains, on héritait des haines et des inimitiés de ses proches; mais elles n'étaient pas éternelles. On expiait l'homicide en donnant une certaine quantité de bétail; et toute la famille recevait la satisfaction chose très-utile, dit Tacite 5, parce que les inititiés sont très-dangereuses chez un peuple libre. Je crois bien que les ministres de la religion, qui avaient tant de crédit parmi eux, entraient dans ces réconciliations.

:

Chez les Malais, où la réconciliation n'est pas établie, celui qui a tué quelqu'un, sûr d'être assassiné par les parents ou les amis du mort, s'abandonne à sa fureur, blesse et tue tout ce qu'il rencontre 6.

Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, tom. IV, part. 1, pag. 127.

2 Voyez Prideaux, Vie de Mahomet,

4 En renonçant à la loi du talion.
5 De Moribus Germanorum.

Recueil des Voyages qui ont servi à l'é tablissement de la Compagnie des Indes, tom. VII, pag. 303. Voyez aussi les Mé3 Dans l'Alcoran, liv. I, chap. de la moires du comte dc Forbin, et ce qu'il dit Vache.

pag. 64.

sur les Macassars.

CHAPITRE XVIII.

Comment les lois de la religion ont l'effet des lois civiles.

Les premiers Grecs étaient de petits peuples souvent dispersés, pirates sur la mer, injustes sur la terre, sans police et sans lois. Les belles actions d'Hercule et de Thésée font voir l'état où se trouvait ce peuple naissant. Que pouvait faire la religion, que ce qu'elle fit pour donner de l'horreur du meurtre? Elle établit qu'un homme tué par violence était d'abord en colère contre le meurtrier, qui lui inspirait du trouble et de la terreur, et voulait qu'il lui cédât les lieux qu'il avait fréquentés 1; on ne pouvait toucher le criminel ni converser avec lui sans être souillé ou intestable 2; la présence du meurtrier devait être épargnée à la ville, et il fallait l'expier 3.

CHAPITRE XIX.

Que c'est moins la vérité ou la fausseté d'une dogme qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l'état civil, que l'usage ou l'abus que l'on en fait. Les dogmes les plus vrais et les plus saints peuvent avoir de trèsmauvaises conséquences lorsqu'on ne les lie pas avec les principes de la société; et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d'admirables lorsqu'on fait qu'ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l'immortalité de l'àme '; et la secte de Zénon ne la croyait pas. Qui le dirait? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao et des Foé croit l'immortalité de l'âme; mais de ce dogme si saint ils ont tiré des conséquences affreuses.

Presque par tout le monde, et dans tous les temps, l'opinion de l'immortalité de l'âme, mal prise, a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer, pour aller servir dans l'autre monde l'objet de leur respect ou de leur amour. Cela était ainsi dans les Indes occidentales; cela était ainsi chez les Danois ; et cela est encore aujourd'hui au Japon, à Macassar', et dans plusieurs autres endroits de la

terre.

I PLATON, des Lois, liv. IX.

2 Voyez la tragédie d' OEdipe à Colonne. 3 PLATON, des Lois, liv. IX. Dans l'ancienne Grèce, on se contentait de bannir du pays les homicides. Il n'était pas permis de leur ôter la vie. (P.)

Un philosophe chinois argumente ainsi contre la doctrine de Foé : « Il est « dit, dans un livre de cette secte, que « notre corps est notre domicile, et l'âme "l'hôtesse immortelle qui y loge; mais, si " le corps de nos parents n'est qu'un loge. "ment, il est naturel de le regarder avec le mème mépris qu'on a pour un amas # de boue et de terre. N'est-ce pas vou

«<loir arracher du cœur la vertu de l'a« mour des parents? Cela porte de mème « à négliger le soin du corps, et à lui re<< fuser la compassion et l'affection si né «< cessaires pour sa conservation : ainsi les « disciples de Foé se tuent à milliers. » (Ouvrage d'un philosophe chinois, dans le recueil du P. Duhalde, tom. III, pag. 52.) 5 Voyez Thomas Bartholin, Antiquités Danoises.

6 Relation du Japon, dans le Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes.

7 Mémoire de Forbin,

Ces coutumes émanent moins directement du dogme de l'immortalité de l'âme que de celui de la résurrection des corps d'où l'on a tiré cette conséquence, qu'après la mort un même individu aurait les mèmes besoins, les mêmes sentiments, les mêmes passions. Dans ce point de vue, le dogme de l'immortalité de l'âme affecte prodigieusement les hommes, parce que l'idée d'un simple changement de demeure est plus à la portée de notre esprit, et flatte plus notre cœur que l'idée d'une modification nouvelle.

Ce n'est pas assez pour une religion d'établir un dogme, il faut encore qu'elle le dirige. C'est ce qu'a fait admirablement bien la religion chrétienne à l'égard des dogmes dont nous parlons : elle nous fait espérer un état que nous croyions, non pas un état que nous sentions, ou que nous connaissions; tout, jusqu'à la résurrection des corps, nous mène à des idées spirituelles.

CHAPITRE XX.

Continuation au même sujet.

Les livres sacrés des anciens Perses disaient : « Si vous voulez étre « saint, instruisez vos enfants, parce que toutes les bonnes actions qu'ils « feront vous seront imputées. Ils conseillaient de se marier de bonne heure, parce que les enfants seraient comme un pont au jour du jugement, et que ceux qui n'auraient point d'enfants ne pourraient pas passer. Ces dogmes étaient faux, mais ils étaient très-utiles.

CHAPITRE XXI.

De la métempsycose.

Le dogme de l'immortalité de l'âme se divise en trois branches: celui de l'immortalité pure, celui du simple changement de demeure, celui de la métempsycose; c'est-à-dire le système des chrétiens, le système des Scythes, le système des Indiens. Je viens de parler des deux premiers, et je dirai du troisième que, comme il a été bien et mal dirigé, il a aux Indes de bons et de mauvais effets. Comme il donne aux hommes une certaine horreur pour verser le sang, il y a aux Indes très-peu de meurtres; et quoiqu'on n'y punisse guère de mort, tout le monde y est tranquille.

D'un autre côté, les femmes s'y brûlent à la mort de leurs maris : il n'y a que les innocents qui y souffrent une mort violente.

CHAPITRE XXII.

Combien il est dangereux que la religion inspire de l'horreur
pour des choses indifférentes.

Un certain honneur que des préjugés de religion établissent aux Indes,

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