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tions et de l'univers, par les mêmes maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d'un droit pour une gouttière, pour me servir de l'expression de Cicéron '.

CHAPITRE XVII.

Continuation du même sujet.

L'ostracisme doit être examiné par les regles de la loi politique, et non par les règles de la loi civile ; et, bien loin que cet usage puisse flétrir le gouvernement populaire, il est au contraire très-propre à en prouver la douceur; et nous aurions senti cela, si l'exil parmi nous étant toujours une peine, nous avions pu séparer l'idée de l'ostracisme d'avec celle de la punition.

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Aristote nous dit qu'il est convenu de tout le monde que cette pratique a quelque chose d'humain et de populaire. Si, dans les temps et dans les lieux où l'on exerçait ce jugement, on ne le trouvait point odieux, est-ce à nous, qui voyons les choses de si loin, de penser autrement que les accusateurs, les juges, et l'accusé mème ?

Et, si l'on fait attention que ce jugement du peuple comblait de gloire celui contre qui il était rendu ; que, lorsqu'on en eut abusé à Athènes contre un homme sans mérite3, on cessa dans ce moment de l'employer'. on verra bien qu'on en a pris une fausse idée, et que c'était une loi admirable que celle qui prévenait les mauvais effets que pouvait produire la gloire d'un citoyen, en le comblant d'une nouvelle g'oire.

CHAPITRE XVIII.

Qu'il faut examiner si les lois qui paraissent se contredire sont du mème ordre.

A Rome, il fut permis au mari de prêter sa femme à un autre. Plutarque nous le dit formellement 5. On sait que Cator prêta sa femme à Hortensius; et Caton n'était point homme à violer les lois de son pays.

D'un autre côté, un mari qui souffrait les débauches de sa femme, qui ne la mettait pas en jugement, ou qui la reprenait après la condamnation, était puni 7. Ces lois paraissent se contredire, et ne se contredisent point. La loi qui permettait à un Romain de prêter sa femme est visiblement une institution lacédémonienne, établie pour donner à la république des enfants d'une bonne espèce, si j'ose me servir de ce terme; l'autre avait pour objet de conserver les mœurs. La première était une loi politique, la seconde une loi civile.

1 Livre I des lois.

2 République, liv. III, chap. XIII. 3 Hyperbolus. Voyez Plutarque, Vie d'Aristide.

Il se trouva opposé à l'esprit du législa. teur.

5 PLUTARQUE, .dans sa comparaison de Lycurgue et de Numa.

6 Ibid. Vie de Caton. Cela se passa de notre temps, dit Strabon liv. XI.

7 Leg. 1, ult. ff. ad leg. Jul. d. adult.

CHAPITRE XIX.

Qu'il ne faut pas décider par les lois civiles les choses qui doivent l'être par les lois domestiques.

La loi des Wisigoths voulait que les esclaves fussent obliges de lier l'homme et la femme qu'ils surprenaient en adultère', et de les présenter au mari et au juge : loi terrible, qui mettait entre les mains de ces personnes viles le soin de la vengeance publique, domestique et particulière !

Cette loi ne serait bonne que dans les sérails d'Orient, où l'esclave qui est chargé de la clôture a prévariqué sitôt qu'on prévarique. Il arrête les criminels, moins pour les faire juger que pour se faire juger luimême, et obtenir que l'on cherche dans les circonstances de l'action si I'on peut perdre le soupçon de sa négligence.

Mais dans les pays où les femmes ne sont point gardées, il est insensé que la loi civile les soumette, elles qui gouvernent la maison, à l'inquisition de leurs esclaves.

Cette inquisition pourrait être, tout au plus dans de certains cas, une loi particulière domestique, et jamais une loi civile.

CHAPITRE XX.

Qu'il ne faut pas décider par les principes des lois civiles les choses
qui appartiennent au droit des gens.

La liberté consiste principalement à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la loi n'ordonne pas ; et on n'est dans cet état que parce qu'on est gouverné par des lois civiles: nous sommes donc libres, parce que nous vivons sous des lois civiles.

Il suit de là que les princes, qui ne vivent point entre eux sous des lois civiles, ne sont point libres; ils sont gouvernés par la force : ils peuvent continuellement forcer ou être forcés. De là il suit que les traités qu'ils ont faits par force sont aussi obligatoires que ceux qu'ils auraient faits de bon gré. Quand nous, qui vivons sous des lois civiles, sommes contraints à faire quelque contrat que la loi n'exige pas, nous pouvons, à la faveur de la loi, revenir contre la violence; mais un prince qui est toujours dans cet état dans lequel il force ou il est forcé, ne peut pas se plaindre d'un traité qu'on lui a fait faire par violence. C'est comme s'il se plaignait de son état naturel ; c'est comme s'il voulait être prince à l'égard des autres princes, et que les autres princes fussent citoyens à son égard, c'est-à-dire choquer la nature des choses.

• Loi des Visigoths, liv. III, tit. iv, 6.

CHAPITRE XXI.

Qu'il ne faut pas décider par les lois politiques les choses qui appartiennent au droit des gens.

Les lois politiques demandent que tout homme soit soumis aux tribunaux criminels et civils du pays où il est, et à l'animadversion du souverain.

Le droit des gens a voulu que les princes s'envoyassent des ambassadeurs ; et la raison, tirée de la nature de la chose, n'a pas permis que ces ambassadeurs dépendissent du souverain chez qui ils sont envoyés, ni de ses tribunaux. Ils sont la parole du prince qui les envoie, et cette parole doit être libre. Aucun obstacle ne doit les empêcher d'agir. Ils peuvent souvent déplaire, parce qu'ils parlent pour un homme indépendant. On pourrait leur imputer des crimes, s'ils pouvaient être punis pour des crimes; on pourrait leur supposer des dettes, s'ils pouvaient être arrêtés pour des dettes. Un prince qui a une fierté naturelle parlerait par la bouche d'un homme qui aurait tout à craindre. Il faut donc suivre, à l'égard des ambassadeurs, les raisons tirées du droit des gens, et non pas celles qui dérivent du droit politique. Que s'ils abusent de leur être représentatif, on le fait cesser en les renvoyant chez eux; on peut même les accuser devant leur maître, qui devient par là leur juge ou leur complice.

CHAPITRE XXII.

Malheureux sort de l'inca Athualpa.

Les principes que nous venons d'établir furent cruellement violés par les Espagnols. L'inca Athualpa ne pouvait être jugé que par le droit des gens: ils le jugèrent par des lois politiques et civiles. Ils l'accusèrent d'avoir fait mourir quelques-uns de ses sujets, d'avoir eu plusieurs femmes, etc. Et le comble de la stupidité fut qu'ils ne le condamnèrent pas par les lois politiques et civiles de son pays, mais par les lois politiques et civiles du leur.

CHAPITRE XXIII.

Que lorsque, par queique circonstance, la loi politique détruit l'État, il faut décider par la loi politique qui le conserve, qui devient quelquefois un droit des gens.

Quand la loi politique qui a établi dans l'État un certain ordre de succession devient destructrice du corps politique pour lequel elle a été faite, il ne faut pas douter qu'une autre loi politique ne puisse changer cet ordre; et, bien loin que cette même loi soit opposée à la première, elle y sera dans le fond entièrement conforme, puisqu'elles dépendront

Voyez l'inca Garcilasso de la Vega, pag. 108.

toutes deux de ce principe: LE SALUT DU PEUPLE EST LA SUPRÊME LOI. J'ai dit qu'un grand État ' devenu accessoire d'un autre s'affaiblissait, et mème affaiblissait le principal. On sait que l'État a intérêt d'avoir son chef chez lui, que les revenus publics soient bien administrés, que sa monnaie ne sorte point pour enrichir un autre pays. Il est important que celui qui doit gouverner ne soit point imbu de maximes étrangères : elles conviennent moins que celles qui sont déjà établies; d'ailleurs les hommes tiennent prodigieusement à leurs lois et à leurs coutumes, elles font la félicité de chaque nation; il est rare qu'on les change sans de grandes secousses et une grande effusion de sang, comme les histoires de tous les pays le font voir.

Il suit de là que si un grand État a pour héritier le possesseur d'un grand État, le premier peut fort bien l'exclure, parce qu'il est utile à tous les deux États que l'ordre de la succession soit changé. Ainsi la loi de Russie, faite au commencement du règne d'Élisabeth, exclut-elle très-prudemment tout héritier qui posséderait une autre monarchie; ainsi la loi de Portugal rejette-t-elle tout étranger qui serait appelé à la couronne par le droit du sang.

Que si une nation peut exclure, elle a, à plus forte raison, le droit de faire renoncer. Si elle craint qu'un certain mariage n'ait des suites qui puissent lui faire perdre son indépendance, ou la jeter dans un partage, elle pourra fort bien faire renoncer les contractants, et ceux qui naitront d'eux, à tous les droits qu'ils auraient sur elle; et celui qui renonce, et ceux contre qui on renonce, pourront d'autant moins se plaindre, que l'État aurait pu faire une loi pour les exclure.

CHAPITRE XXIV.

Que les règlements de police sont d'un autre ordre que les autres lois civiles.

Il y a des criminels que le magistrat punit, il y en a d'autres qu'il corrige. Les premiers sont soumis à la puissance de la loi, les autres à son autorité; ceux-là sont retranchés de la société, on oblige ceux-ci de vivre selon les règles de la société.

Dans l'exercice de la police, c'est plutôt le magistrat qui punit que la loi; dans les jugements des crimes, c'est plutôt la loi qui punit que le magistrat. Les matières de police sont des choses de chaque instant, et où il ne s'agit ordinairement que de peu : il n'y faut donc guère de formalités. Les actions de la police sont promptes, et elle s'exerce sur des choses qui reviennent tous les jours; les grandes punitions n'y sont donc pas propres. Elle s'occupe perpétuellement de détails : les grands exemples ne sont donc point faits pour elle. Elle a plutôt des règlements que des lois. Les gens qui relèvent d'elle sont sans cesse sous les yeux du

1 Voyez ci-dessus, liv, V, chap. xIv; liv. VIII, chap. XVI, XVII, XVIII, XIX et

xx; liv. IX, chap. iv, v, vi et vi; et liv. X, chap. 1x et x.

magistrat : c'est donc la faute du magistrat s'ils tombent dans des excès. Ainsi il ne faut pas confondre les grandes violations des lois avec la violation de la simple police : ces choses sont d'un ordre différent.

De là il suit qu'on ne s'est point conformé à la nature des choses dans cette république d'Italie' où le port des armes à feu est puui comme un crime capital, et où il n'est pas plus fatal d'en faire un mauvais usage que de les porter.

Il suit encore que l'action tant louée de cet empereur qui fit empaler un boulanger qu'il avait surpris en fraude est une action de sultan, qui ne sait être juste qu'en outrant la justice même.

CHAPITRE XXV.

Qu'il ne faut pas suivre les dispositions générales du droit civil, lorsqu'il s'agit de choses qui doivent être soumises à des règles particulières tirées de leur propre nature.

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Est-ce une bonne loi, que toutes les obligations civiles passées dans le cours d'un voyage entre les matelots dans un navire soient nulles? François Pirard nous dit que de son temps elle n'était point observée par les Portugais, mais qu'elle l'était par les Français. Des gens qui ne sont ensemble que pour peu de temps, qui n'out aucuns besoins, puisque le prince y pourvoit, qui ne peuvent avoir qu'un objet, qui est celui de leur voyage, qui ne sont plus dans la société, mais citoyens du navire, ne doivent point contracter de ces obligations qui n'ont été introduites que pour soutenir les charges de la société civile.

C'est dans ce même esprit que la loi des Rhodiens, faite pour un temps où l'on suivait toujours les côtes, voulait que ceux qui, pendant la tempête, restaient dans le vaisseau, eussent le navire et la charge; et que ceux qui l'avaient quitté n'eussent rien.

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

DE L'ORIGINE ET DES RÉVOLUTIONS DES LOIS DES ROMAINS SUR LES SUCCESSIONS.

CHAPITRE UNIQUE.

Des lois romaines sur les successions.

Cette matière tient à des établissements d'une antiquité très-reculée; et pour la pénétrer à fond, qu'il me soit permis de chercher dans les

1 Venise.

2 Chapitre xv, partie XII.

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