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manière que le seigneur dominant ne les tenait plus qu'en arrière-fief. Philippe-Auguste, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Boulogne, de Saint-Paul, de Dampierre, et autres seigneurs, déclarèrent que dorénavant, soit que le fief fût divisé par succession ou autrement, le tout relèverait toujours du même seigneur, sans aucun seigneur moyen. Cette ordonnance ne fut pas généralement suivie; car, comme j'ai dit ailleurs, il était impossible de faire, dans ces temps-là, des ordonnances générales; mais plusieurs de nos coutumes se réglèrent làdessus.

CHAPITRE XXIX.

De la nature des fiefs, depuis le règne de Charles le Chauve.

J'ai dit que Charles le Chauve voulut que, quand le possesseur d'un grand office ou d'un fief laisserait en mourant un fils, l'office ou le fief lui fût donné. Il serait difficile de suivre le progrès des abus qui en résulterent, et de l'extension qu'on donna à cette loi dans chaque pays. Je trouve, dans les livres des fiefs 2, qu'au commencement du règne de l'empereur Conrad II, les fiefs, dans les pays de sa domination, ne passaient point aux petits-fils; ils passaient seulement à celui des enfants du dernier possesseur que le seigneur avait choisi: ainsi les fiefs furent donnés par une espèce d'élection que le seigneur fit entre ses enfants.

J'ai expliqué, au chapitre XVII de ce livre, comment, dans la seconde race, la couronne se trouvait à certains égards élective, et à certains égards héréditaire. Elle était héréditaire, parce qu'on prenait toujours les rois dans cette race ; elle l'était encore, parce que les enfants succédaient; elle était élective, parce que le peuple choisissait entre les enfants. Comme les choses vont toujours de proche en proche, et qu'une loi politique a toujours du rapport à une autre loi politique, on suivit pour la succession des fiefs le même esprit que l'on avait suivi pour la succession à la couronne ‘. Ainsi les fiefs passèrent aux enfants, et par droit de succession et par droit d'élection; et chaque fief se trouva, comme la couronne, électif et héréditaire.

Ce droit d'élection, dans la personne du seigneur, ne subsistait pas du temps des auteurs des livres des fiefs 6, c'est-à-dire sous le règne de l'empereur Frédéric Ier.

Voyez l'ordonnance de Philippe-Auguste, de l'an 1209, dans le nouveau recueil.

2 Liv. I, tit. 1.

3 Sic progressum est, ut ad filium deve niret in quem dominus hoc vollet benefi

cium confirmare. Ibid.

5

4 Au moins en Italie et en Allemagne. 5 Quod hodie ita stabilitum est, ut ad omnes equaliter veniat. Liv. I des fiefs " tit. 1.

Gerardus Niger, et Aubertus de Orto.

CHAPITRE XXX.

Continuation du même sujet.

Il est dit, dans les livres des fiefs, que, quand l'empereur Conrad partit pour Rome, les fidèles qui étaient à son service lui demandèrent de faire une loi pour que les fiefs qui passaient aux enfants passassent aussi aux petits-enfants; et que celui dont le frère était mort sans héritiers légitimes pût succéder au fief qui avait appartenu à leur père commun: cela fut accordé.

On y ajoute (et il faut se souvenir que ceux qui parlent vivaient du temps de l'empereur Frédéric Ier )2 que les anciens jurisconsultes avaient « toujours tenu que la succession des fiefs, en ligne collatérale, ne pas<< sait point au delà des frères germains, quoique, dans des temps mo«dernes, on l'eût portée jusqu'au septième degré, comme par le droit « nouveau on l'avait portée en ligne directe jusqu'à l'infini 3. » C'est ainsi que la loi de Conrad reçut peu à peu des extensions.

Toutes ces choses supposées, la simple lecture de l'histoire de France fera voir que la perpétuité des fiefs s'établit plutôt en France qu'en Allemagne. Lorsque l'empereur Conrad II commença à régner en 1024, les choses se trouvèrent encore en Allemagne comme elles étaient déjà en France sous le règne de Charles le Chauve, qui mourut en 877. Mais en France, depuis le règne de Charles le Chauve, il se fit de tels changements, que Charles le Simple se trouva hors d'état de disputer à une maison étrangère ses droits incontestables à l'Empire; et qu'enfin, du temps de Hugues Capet, la maison régnante, dépouillée de tous ses domaines, ne put pas même soutenir la couronne.

La faiblesse d'esprit de Charles le Chauve mit en France une égale faiblesse dans l'État. Mais comme Louis le Germanique son frère, et quelques-uns de ceux qui lui succédèrent, eurent de plus grandes qualités, la force de leur État se soutint plus longtemps.

Que dis-je ? peut-être que l'humeur flegmatique, et si j'ose le dire, l'immutabilité de l'esprit de la nation allemande, résista plus longtemps que celui de la nation française à cette disposition des choses, qui faisait que les fiefs, comme par une tendance naturelle, se perpétuaient dans les familles.

J'ajoute que le royaume d'Allemagne ne fut pas dévasté, et, pour ainsi dire, anéanti, comme le fut celui de France, par ce genre particulier de guerre que lui firent les Normands et les Sarrasins. Il y avait moins de richesses en Allemagne, moins de villes à saccager, moins de côtes à parcourir, plus de marais à franchir, plus de forêts à pénétrer. Les princes, qui ne virent pas à chaque instant l'État prêt à tomber,

Liv. I des fiefs, tit. 1.
Cujas l'a trés-bien prouvé.

3 Liv. I des fiefs, tit. 1.

eurent moins besoin de leurs vassaux, c'est-à-dire en dépendirent moins. Et il y a apparence que, si les empereurs d'Allemagne n'avaient été obligés de s'aller faire couronner à Rome, et de faire des expéditions continuelles en Italie, les fiefs auraient conservé plus longtemps chez eux leur nature primitive.

CHAPITRE XXXI.

Comment l'Empire sortit de la maison de Charlemagne.

L'Empire, qui, au préjudice de la branche de Charles le Chauve, avait déjà été donné aux bâtards de celle de Louis le Germanique 1, passa encore dans une maison étrangère, par l'élection de Conrad, duc de Franconie, l'an 912. La branche qui régnait en France, et qui pouvait à peine disputer des villages, était encore moins en état de disputer l'Empire. Nous avons un accord passé entre Charles le Simple et l'empereur Henri ler, qui avait succédé à Conrad. On l'appelle le pacte de Bonn 2. Les deux princes se rendirent dans un navire qu'on avait placé au milieu du Rhin, et se jurèrent une amitié éternelle. On employa un mezzo termine assez bon. Charles prit le titre de roi de la France occidentale, et Henri celui de roi de la France orientale. Charles contracta avec le roi de Germanie, et non avec l'empereur.

CHAPITRE XXXII.

Comment la couronne de France passa dans la maison de Hugues Capet.

L'hérédité des fiefs et l'établissement général des arrière-fiefs éteignirent le gouvernement politique, et formèrent le gouvernement féodal. Au lieu de cette multitude innombrable de vassaux que les rois avaient eus, ils n'en eurent plus que quelques-uns, dont les autres dépendirent. Les rois n'eurent presque plus d'autorité directe: un pouvoir qui devait passer par tant d'autres pouvoirs, et par de si grands pouvoirs, s'arreta ou se perdit avant d'arriver à son terme. De si grands vassaux n'obéirent plus ; et ils se servirent même de leurs arrière-vassaux pour ne plus obéir. Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Reims et de Laon, restèrent à leur merci. L'arbre étendit trop loin ses branches, et la tête se sécha. Le royaume se trouva sans domaine, comme est aujourd'hui l'Empire. On donna la couronne à un des plus puissants vassaux.

Les Normands ravageaient le royaume : ils venaient sur des espèces de radeaux ou de petits bâtiments, entraient par l'embouchure des rivières, les remontaient, et dévastaient le pays des deux côtés. Les vil

1 Arnoul et son fils Louis IV.

Mire, cod. donationum piarum, chap.

De l'an 926, rapporté par Aubert le XXVII.

les d'Orléans et de Paris arrêtaient ces brigands; et ils ne pouvaient avancer ni sur la Seine ni sur la Loire. Hugues Capet, qui possédait ces deux villes, tenait dans ses mains les deux clefs des malheureux restes du royaume : on lui déféra une couronne qu'il était seul en état de défendre. C'est ainsi que depuis on a donné l'Empire à la maison qui tient immobiles les frontières des Turcs.

L'Empire était sorti de la maison de Charlemagne dans le temps que l'hérédité des fiefs ne s'établissait que comme une condescendance. Elle fut même plus tard en usage chez les Allemands que chez les Français cela fit que l'Empire, considéré comme un fief, fut électif. Au contraire, quand la couronne de France sortit de la maison de Charlemagne, les fiefs étaient réellement héréditaires dans ce royaume; la Couronne, comme un grand fief, le fut aussi.

Du reste, on a eu grand tort de rejeter sur le moment de cette révolution tous les changements qui étaient arrivés, ou qui arrivèrent depuis. Tout se réduisit à deux événements: la famille régnante changea, et la couronne fut unie à un grand fief.

CHAPITRE XXXIII.

Quelques conséquences de la perpétuité des fiefs.

Il suivit de la perpétuité des fiefs que le droit d'ainesse et de primogéniture s'établit parmi les Français. On ne le connaissait point dans la première race: la couronne se partageait entre les frères; les aleux se divisaient de même; et les fiefs, amovibles ou à vie, n'étant pas un objet de succession, ne pouvaient pas être un objet de partage.

Dans la seconde race, le titre d'empereur qu'avait Louis le Débonnaire, et dont il honora Lothaire son fils aîné, lui fit imaginer de donner à ce prince une espèce de primauté sur ses cadets. Les deux rois devaient aller trouver l'empereur chaque année, lui porter des présents, et en recevoir de lui de plus grands; ils devaient conférer avec lui sur les affaires communes. C'est ce qui donna à Lothaire ces prétentions qui lui réussirent si mal. Quand Agobard écrivit pour ce prince3, il allégua la disposition de l'empereur même, qui avait associé Lothaire à l'empire, après que, par trois jours de jeune et par la célébration des saints sacrifices, par des prières et des aumônes, Dieu avait été consulté ; que la nation lui avait prêté serment; qu'elle ne pouvait point se parjurer; qu'il avait envoyé Lothaire à Rome pour être confirmé par le pape. Il

Voyez le capitulaire de Charles le Chauve, de l'an 877, apud Carisiacum, sur l'importance de Paris, de Saint-Denis, et des châteaux sur la Loire, dans ces temps-là.

2 Voyez ci-dessus le chap. xxx.

3 Voyez la loi salique et la loi des Ri

puaires, au titre des aleux.

4 Voyez le capitulaire de l'an 817, qui contient le premier partage que Louis le Débonnaire fit entre ses enfants.

5 Voyez ses deux lettres à ce sujet, dont l'une a pour titre de Divisione imperii.

pèse sur tout ceci, et non pas sur le droit d'aînesse. Il dit bien que l'empereur avait désigné un partage aux cadets, et qu'il avait préféré l'ainé ; mais, en disant qu'il avait préféré l'aîné, c'était dire en même temps qu'il aurait pu préférer les cadets.

Mais quand les fiefs furent héréditaires, le droit d'aînesse s'établit dans la succession des fiefs; et, par la même raison, dans celle de la couronne, qui était le grand fief. La loi ancienne, qui formait des partages, ne subsista plus: les fiefs étant chargés d'un service, il fallait que le possesseur fût en état de le remplir. On établit un droit de primogéniture; et la raison de la loi féodale força celle de la loi politique ou civile.

Les fiefs passant aux enfants du possesseur, les seigneurs perdaient la liberté d'en disposer; et, pour s'en dédommager, ils établirent un droit qu'on appela le droit de rachat, dont parlent nos coutumes, qui se paya d'abord en ligne directe, et qui, par usage, ne se paya plus qu'en ligne collatérale.

Bientôt les fiefs purent être transportés aux étrangers, comme un bien patrimonial. Cela fit naître le droit de lods et ventes, établi dans presque tout le royaume. Ces droits furent d'abord arbitraires; mais quand la pratique d'accorder ces permissions devint générale, on les fixa dans chaque contrée.

Le droit de rachat devait se payer à chaque mutation d'héritier, et se paya même d'abord en ligne directe. La coutume la plus générale l'avait fixé à une année du revenu cela était onéreux et incommode au vassal, et affectait, pour ainsi dire, le fief. Il obtint souvent, dans l'acte d'hommage, que le seigneur ne demanderait plus pour le rachat qu'une certaine somme d'argent 2, laquelle, par les changements arrivés aux monnaies, est devenue de nulle importance: ainsi le droit de rachat se trouve aujourd'hui presque réduit à rien, tandis que celui de lods et ventes a subsisté dans toute son étendue. Ce droit-ei ne concernant ni le vassal ni ses héritiers, mais étant un cas fortuit qu'on ne devait ni prévoir ni attendre, on ne fit point ces sortes de stipulations, et on continua à payer une certaine portion du prix.

Lorsque les fiefs étaient à vie, on ne pouvait pas donner une partie de son fief, pour le tenir pour toujours en arrière-fief : il eût été absurde qu'un simple usufruitier eût disposé de la propriété de la chose. Mais lorsqu'ils devinrent perpétuels, cela fut permis 3, avec de certaines restrictions que mirent les coutumes : ce qu'on appela se jouer de son fief.

Voyez l'ordonnance de Philippe-Auguste, de l'an 1209, sur les fiefs.

* On trouve dans les chartres plusieurs de ces conventions, comme dans le capitulaire de Vendôme et celui de l'abbaye de Saint-Cyprien, en Poitou, dont M. Gal

land, pag. 55, a donné des extraits.
3 Mais on ne pouvait pas abréger le fief,
c'est-à-dire en éteindre une portion.

Elles fixèrent la portion dont on pouvait se jouer.

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