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ment. Cessez donc de persécuter une nation entière pour un événement dont elle ne peut être responsable.

Je ne veux que vos propres livres pour vous confondre. Vous avouez que Jésus appelait publiquement nos pharisiens et nos prêtres, races de vipères1, sépulcres blanchis2. Si quelqu'un parmi vous allait continuellement par les rues de Rome appeler le pape et les cardinaux vipères et sépulcres, le souffrirait-on ? Les pharisiens, il est vrai, dénoncèrent Jésus au gouverneur romain, qui le fit périr du supplice usité chez les Romains. Est-ce une raison pour brûler des négociants juifs et leurs filles dans Lisbonne?

Je sais que les barbares, pour colorer leur cruauté, nous accusent d'avoir pu connaître la divinité de Jésus-Christ, et de ne l'avoir pas connue. J'en appelle aux savants de l'Europe, car il y en a quelques-uns: Jésus, dans leur Évangile, s'appelle quelquefois fils de Dieu, fils de l'homme, mais jamais Dieu; jamais Paul ne lui a donné ce titre.

Fils de l'homme est une expression très-ordinaire dans notre langue. Fils de Dieu signifie homme juste, comme Bélial signifie méchant. Pendant trois cents ans, Jésus fut bien reçu par les chrétiens comme médiateur envoyé de Dieu, comme la plus parfaite des créatures. Ce ne fut qu'au concile de Nicée que la majorité des évêques constata sa divinité, malgré les oppositions des trois quarts de l'empire. Si donc les chrétiens eux-mêmes ont nié si longtemps sa divinité, s'il y a même encore des sociétés chrétiennes qui la nient, par quel étrange renversement d'esprit peut-on nous punir de la méconnaître? Élevons nos cœurs à l'Éternel!

Nous ne récriminons point ici contre plusieurs sectes de chrétiens nous laissons les reproches qu'elles se font les unes aux autres d'avoir falsifié tant de livres et de passages, d'avoir supposé des oracles de sibylles, d'avoir forgé tant de miracles: leurs sectes se font sur toutes ces prévarications plus de reproches que nous ne pourrions leur en faire.

Je me borne à une seule question que je leur ferai. Si quelqu'un, sortant d'un auto-da-fe, me dit qu'il est chrétien, je lui demanderai en quoi il peut l'être. Jésus n'a jamais pratiqué ni fait pratiquer la confession auriculaire; la Pâque n'est certainement point celle d'un Portugais. Trouve-t-on l'extrême-onction,

1 Matthieu, III, 7.

2. Ibid., xxш, 27.

l'ordre, etc., dans l'Évangile? Il n'ínstitua ni cardinaux, ni pape, ni dominicains, ni curés, ni inquisiteurs; il ne fit brûler personne; il ne recommanda que l'observation de la loi, l'amour de Dieu et du prochain, à l'exemple de nos prophètes. S'il reparaissait aujourd'hui au monde, se reconnaîtrait-il dans un seul de ceux qui se nomment chrétiens ?

Nos ennemis nous font aujourd'hui un crime d'avoir volé les Égyptiens, d'avoir égorgé plusieurs petites nations dans les bourgs dont nous nous emparâmes, d'avoir été d'infâmes usuriers, d'avoir aussi immolé des hommes, d'en avoir même mangé, comme dit Ézéchiel. Nous avons été un peuple barbare, superstitieux, ignorant, absurde, je l'avoue; mais serait-il juste d'aller aujourd'hui brûler le pape et tous les monsignori de Rome, parce que les premiers Romains enlevèrent les Sabines, et dépouillèrent les Samnites?

Que les prévaricateurs, qui dans leur propre loi ont besoin de tant d'indulgence, cessent donc de persécuter, d'exterminer ceux qui comme hommes sont leurs frères, et qui comme Juifs sont leurs pères.

Que chacun serve Dieu dans la religion où il est né, sans vouloir arracher le cœur à son voisin par des disputes où personne ne s'entend.

Que chacun serve son prince et sa patrie, sans jamais employer le prétexte d'obéir à Dieu pour désobéir aux lois. O Adonai, qui nous as créés tous, qui ne veux pas le malheur de tes créatures! Dieu, père commun, Dieu de miséricorde, fais qu'il n'y ait plus sur ce petit globe, sur ce moindre de tes mondes, ni fanatiques, ni persécuteurs! Élevons nos cœurs à l'Éternel! Amen.

FIN DU SERMON DU RABBIN AKIB.

L'ÉDUCATION

DES FILLES

(17641)

MÉLINDE.

Éraste sort d'ici, et je vous vois plongée dans une rêverie profonde. Il est jeune, bien fait, spirituel, riche, aimable, et je vous pardonne de rêver.

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C'est un troisième aveu que mon amitié ne craint point de vous faire.

MÉLINDE.

Ajoutez-y un quatrième; je vois que vous épouserez bientôt Éraste.

SOPHRONIE.

Je vous dirai, avec la même confiance, que je ne l'épouserai jamais.

MÉLINDE.

Quoi! votre mère s'oppose à un parti si sortable?

1. C'est d'après une note manuscrite de feu Decroix, l'un des éditeurs de Kehl, que j'ai mis cette date. La plus ancienne édition que je connaisse de ce Dialogue est dans le tome III des Nouveaux Mélanges, daté de 1765. (B.)

SOPHRONIE.

Non, elle me laisse la liberté du choix ; j'aime Éraste, et je ne l'épouserai pas.

MÉLINDE.

Et quelle raison pouvez-vous avoir de vous tyranniser ainsi vous-même?

SOPHRONIE.

La crainte d'être tyrannisée. Éraste a de l'esprit, mais il l'a impérieux et mordant; il a des grâces, mais il en ferait bientôt usage pour d'autres que pour moi je ne veux pas être la rivale d'une de ces personnes qui vendent leurs charmes, qui donnent malheureusement de l'éclat à celui qui les achète, qui révoltent la moitié d'une ville par leur faste, qui ruinent l'autre par l'exemple, et qui triomphent en public du malheur d'une honnête femme réduite à pleurer dans la solitude. J'ai une forte inclination pour Éraste, mais j'ai étudié son caractère; il a trop contredit mon inclination : je veux être heureuse; je ne le serais pas avec lui; j'épouserai Ariste, que j'estime, et que j'espère aimer. MÉLINDE.

Vous êtes bien raisonnable pour votre âge. Il n'y a guère de filles que la crainte d'un avenir fâcheux empêche de jouir d'un présent agréable. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur vous-même?

SOPHRONIE.

Ce peu que j'ai de raison, je le dois à l'éducation que m'a donnée ma mère. Elle ne m'a point élevée dans un couvent, parce que ce n'était pas dans un couvent que j'étais destinée à vivre. Je plains les filles dont les mères ont confié la première jeunesse à des religieuses, comme elles ont laissé le soin de leur première enfance à des nourrices étrangères. J'entends dire que dans ces couvents, comme dans la plupart des colléges où les jeunes gens sont élevés, on n'apprend guère que ce qu'il faut oublier pour toute sa vie; on ensevelit dans la stupidité les premiers de vos beaux jours. Vous ne sortez guère de votre prison que pour être promise à un inconnu qui vient vous épier à la grille; quel qu'il soit, vous le regardez comme un libérateur, et, fût-il un singe, vous vous croyez trop heureuse : vous vous donnez à lui sans le connaître; vous vivez avec lui sans l'aimer. C'est un marché qu'on a fait sans vous, et bientôt après les deux parties se repen

tent.

Ma mère m'a crue digne de penser de moi-même, et de choisir un jour un époux moi-même. Si j'étais née pour gagner ma vie,

elle m'aurait appris à réussir dans les ouvrages convenables à mon sexe; mais, née pour vivre dans la société, elle m'a fait instruire. de bonne heure dans tout ce qui regarde la société; elle a formé mon esprit, en me faisant craindre les écueils du bel esprit; elle m'a menée à tous les spectacles choisis qui peuvent inspirer le goût sans corrompre les mœurs, où l'on étale encore plus les dangers des passions que leurs charmes, où la bienséance règne, où l'on apprend à penser et à s'exprimer. La tragédie m'a paru souvent l'école de la grandeur d'âme; la comédie, l'école des bienséances; et j'ose dire que ces instructions, qu'on ne regarde que comme des amusements, m'ont été plus utiles que les livres. Enfin, ma mère m'a toujours regardée comme un être pensant dont il fallait cultiver l'âme, et non comme une poupée qu'on ajuste, qu'on montre, et qu'on renferme le moment d'après.

FIN DE L'ÉDUCATION DES FILLES.

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