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Tu ne passes pas Jacques Clément et Bourgoin aux jacobins ; mais songe que les jacobins ne te passeront pas frère Guignard, frère Varade, frère Garnet, frère Oldcorn, frère Girard, frère Malagrida, etc., etc. On disait que les jésuites étaient de grands politiques; mais tu ne me parais pas trop habile en attaquant à la fois les moines tes confrères et les parlements tes juges.

Quand nous aurons le bonheur de voir en France quelque nouveau Le Tellier qui fera une constitution, qui l'enverra signer à Rome, qui trompera son pénitent, qui recevra les évêques dans son antichambre, qui prodiguera les lettres de cachet, tu pourras alors écrire hardiment, et te livrer à ton beau génie; mais à présent les temps sont changés. Ce n'est pas le tout d'être chassé, mon frère, il faut encore être modeste.

FIN DU PETIT AVIS.

ÉLOGE

DE M. DE CRÉBILLON'

(4762)

M. de Crébillon avait plus de génie que de littérature; il s'appliqua cependant assez tard à la poésie dramatique. Il fut, dans sa jeunesse, homme de plaisir et de bonne compagnie; et ce ne fut qu'à l'âge de trente ans qu'il composa sa première tragédie. Il était né, en 1674, à Dijon, ville qui a produit plus d'un homme d'esprit et de génie. Il donna, en 1705, son Idoménée.

1. Cet Éloge de M. de Crébillon fut composé en juillet 1762, mais ne parut que dans le mois suivant, sans nom d'auteur, in-8o de trente-quatre pages. D'Alembert ne pouvait se figurer que ce fût l'ouvrage de Voltaire (voyez sa lettre du 8 septembre 1762). Fréron, dans l'Année littéraire, 1762, tome VII, pages 217 et suivantes, accable d'injures l'auteur de l'Éloge de Crébillon: il l'appelle impudent anonyme, vil détracteur, dégoûtant écrivain. Voltaire eut la faiblesse d'être trop sensible à l'injustice de quelques ennemis, qui affectaient de lui préférer Crébillon. Il est assez singulier que l'on ait imprimé au Louvre les OEuvres de Crébillon, et qu'on eût refusé d'y imprimer la Henriade. Il était permis à Voltaire de s'écrier, dans son Épître à d'Alembert:

On préfère à mes vers Crébillon le barbare.

On éleva un tombeau de marbre à Crébillon, en 1762, dans l'église Saint-Gervais; et l'on refusa la sépulture à Voltaire, en 1778.

La brochure intitulée Éloge de M. de Crébillon, et la critique de ses ouvrages, faite en 1762, avec le factum pour la nombreuse famille du Rapterre (parterre), contre le nommé Giolot Ticalani, par M. de Voltaire, in-8° de quarante pages, qui me paraît avoir été imprimée à Lausanne, se compose de l'Éloge de Crébillon, et d'un factum contre la tragédie de Catilina.

Le Mercure de juillet 1762 contenait un Éloge historique de Crébillon. Lorsque le pamphlet de Voltaire fut publié, le rédacteur du Mercure avertit (cahier de septembre) le public de ne pas confondre les deux ouvrages. Une Réponse à l'Éloge de Crébillon, ou lettre à M. de Voltaire, par M. l'abbé de S**, est imprimée dans la Renommée littéraire, pages 26, 129, 145. L'Éloge de Crébillon fut aussi critiqué dans l'Année littéraire, 1762, VII, 217-236. C'est, je crois, de la Réponse que Voltaire parle dans sa lettre à d'Alembert, du 4 février 1763. Crébillon (Prosper Jolyot de), né à Dijon le 15 février 1674, est mort le 17 juin 1762. (B.)

IDOMÉNÉE.

Cette tragédie eut treize représentations. On jouait alors les pièces nouvelles plus longtemps qu'aujourd'hui, parce qu'alors le public n'était point partagé entre plusieurs spectacles, tels que la Comédie italienne et la Foire: il fallait environ vingt représentations pour constater le succès passager d'une nouveauté. Aujourd'hui on regarde une douzaine de représentations comme un succès assez rare, soit que l'on commence à être rassasié de tragédies, dans lesquelles on a vu si souvent des déclarations d'amour, des jalousies et des meurtres; soit parce que nous n'avons plus de ces acteurs dont la voix noble comme celle de Baron, terrible comme celle de Baubourg, touchante comme celle de Dufresne, subjugue l'attention du public; soit qu'enfin la multitude des spectacles fasse tort au théâtre le plus estimé de l'Europe.

On trouva quelques beautés dans l'Idoménée, mais elle n'est point restée au théâtre; l'intrigue en était faible et commune, la diction lâche, et toute l'économie de la pièce trop moulée sur ce grand nombre de tragédies languissantes qui ont paru sur la scène, et qui ont disparu.

ATRÉE.

En 1707 il donna Atrée, qui eut beaucoup plus de succès. On la joua dix-huit fois. Elle avait un caractère plus fier et plus original. Le cinquième acte parut trop horrible. Il ne l'est cependant pas plus que le cinquième de Rodogune, car certainement Cléopâtre, en assassinant un de ses fils et en présentant du poison à l'autre, n'ayant à se plaindre d'aucun des deux, commet une action bien plus atroce que celle d'Atrée, à qui son frère a enlevé sa femme. Ce n'est donc point parce que la coupe pleine de sang est une chose horrible qu'on ne joue plus cette pièce : au contraire,

1. Les comédiens italiens, congédiés en 1697, ne furent rappelés qu'en 1716 Le théâtre de la Foire, en 1705, ne pouvait jouer de Comédies par dialoguesOn imagina de jouer des scènes isolées; cela fut encore défendu. (B.)

2. Les spectacles existants en 1762 étaient l'Opéra, les Français, les Italiens et l'Opéra-Comique réunis au commencement de 1762, le théâtre de Nicolet, et quelques autres spectacles forains.

cet excès de terreur frapperait beaucoup de spectateurs, et les remplirait de cette sombre et douloureuse attention qui fait le charme de la vraie tragédie; mais le grand défaut d'Atrée, c'est que la pièce n'est pas intéressante. On ne prend aucune part à une vengeance affreuse, méditée de sang-froid, sans aucune nécessité. Un outrage fait à Atrée, il y a vingt ans, ne touche personne; il faut qu'un grand crime soit nécessaire, et il faut qu'il soit commis dans la chaleur du ressentiment. Les anciens connurent bien mieux le cœur humain que ce moderne, quand ils représentèrent la vengeance d'Atrée suivant de près l'injure 1.

L'auteur tombe encore dans le défaut tant reproché aux modernes, celui d'un amour insipide. Ce qui a achevé de dégoûter à la longue de cette pièce, c'est l'incorrection du style. Il y a beaucoup de solécismes et de barbarismes, et encore plus d'expressions impropres. Dès les deux premiers vers i pèche contre la langue et contre la raison :

Avec l'éclat du jour je vois enfin paraître

L'espoir et la douceur de me venger d'un traître.

Comment voit-on paraître un espoir avec l'éclat du jour? comment voit-on paraître la douceur? Le plus grand défaut de son style consiste dans des vers boursouflés, dans des sentences qui sont toujours hors de la nature :

Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux:

Du plus puissant de tous j'ai reçu la naissance;

Je le sens au plaisir que me fait la vengeance. (I, ш.)

La Fontaine a dit aussi heureusement que plaisamment :

Je sais que la vengeance

Est un morceau de roi; car vous vivez en dieux 2.

Mais une telle idée peut-elle entrer dans une tragédie? Thyeste y raconte un songe qui n'est au fond qu'un amas d'images incohérentes, une déclamation absolument inutile au noeud de la pièce. A quoi sert

Une ombre qui perce la terre? (II, 11.)

1. C'est aussi ce qu'a fait Voltaire dans ses Pélopides; voyez tome VI du Théâtre. 2. Livre X, fable x1, 56-57.

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