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REMARQUES'

POUR SERVIR DE SUPPLÉMENT

A L'ESSAI SUR LES MOEURS ET L'ESPRIT DES NATIONS

ET SUR LES PRINCIPAUX FAITS DE L'HISTOIRE,

DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQU'A LA MORT DE LOUIS XIII.

I.

COMMENT ET POURQUOI ON ENTREPRIT CET ESSAI.
RECHERCHES SUR QUELQUES NATIONS.

Plusieurs personnes savent que l'Essai sur l'Histoire générale des mœurs, etc., fut entrepris vers l'an 1740, pour réconcilier avec la science de l'histoire une dame illustre qui possédait presque toutes les autres. Cette femme philosophe était rebutée de deux choses dans la plupart de nos compilations historiques : les détails ennuyeux, et les mensonges révoltants; elle ne pouvait surmonter le dégoût que lui inspiraient les premiers temps de nos monarchies modernes : avant et après Charlemagne tout lui paraissait petit et sauvage,

Elle avait voulu lire l'histoire de France, d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, et s'en était dégoûtée; elle n'avait trouvé qu'un chaos, un entassement de faits inutiles, la plupart faux et mal digérés ce sont, comme on l'a dit ailleurs 3, des actions barbares sous des noms barbares, des romans insipides rapportés par Grégoire de Tours; nulle connaissance des mœurs, ni du gouverne

1. La première édition, intitulée Remarques pour servir de supplément à l'Essai sur l'Histoire générale et sur les Mœurs et l'Esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos jours, 1763, in-8° de ij et 86 pages, contenait vingt-deux remarques. La onzième, du Sadder, a depuis été refondue dans le texte, ce qui réduit à vingt et une celles qui sont conservées en corps d'ouvrage. (B.) — Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre v, tome XI, page 196.

2. Mme la marquise du Châtelet. (Note de Voltaire.) - Cette note est de 1769. (B.) 3. Siècle de Louis XIV, article DANIEL; Voyez tome XIV, page 61.

ment, ni des lois, ni des opinions; ce qui n'est pas bien extraordinaire dans un temps où il n'y avait d'opinions que les légendes des moines, et de lois que celles du brigandage. Telle est l'histoire de Clovis et de ses successeurs.

Quelle connaissance certaine et utile peut-on tirer des aventures imputées à Caribert, à Chilpéric, et à Clotaire? Il ne reste de ces temps misérables que des couvents fondés par des superstitieux, qui croyaient racheter leurs crimes en dotant l'oisiveté.

Rien ne la révoltait plus que la puérilité de quelques écrivains qui pensent orner ces siècles de barbarie, et qui donnent le portrait d'Agilulphe et de Grifon comme s'ils avaient Scipion et César à peindre. Elle ne put souffrir, dans Daniel, ces récits continuels de batailles, tandis qu'elle cherchait l'histoire des états généraux, des parlements, des lois municipales, de la chevalerie, de tous nos usages, et surtout de la société autrefois sauvage, et aujourd'hui civilisée. Elle cherchait dans Daniel l'histoire du grand Henri IV, et elle y trouvait celle du jésuite Coton1; elle voyait dans cet écrivain le père de saint Louis attaqué d'une maladie mortelle, ses courtisans lui proposant une jeune fille comme une guérison infaillible, et ce prince mourant martyr de sa chasteté. Ce conte, tant de fois répété, rapporté longtemps auparavant de tant de princes, démenti par la médecine et par la raison, était gravé, dans Daniel, au devant de la vie de Louis VIII.

Elle ne pouvait comprendre comment un historien qui a du sens pouvait dire, après tant d'autres mal instruits, que les mameluks voulurent choisir en Égypte, pour leur roi, saint Louis, prince chrétien, leur ennemi, l'ennemi de leur religion, leur prisonnier, qui ne connaissait ni leur langue ni leurs mœurs. On lui disait que ce fait est dans Joinville; mais il n'y est rapporté que comme un bruit populaire 2, et elle ne pouvait savoir que n'avons pas la véritable histoire de Joinville3.

La fable du Vieux de la montagne qui dépêchait deux dévots du mont Liban pour aller vite assassiner saint Louis dans Paris, et qui le lendemain, sur le bruit de ses vertus, en faisait partir deux autres pour arrêter la pieuse entreprise des deux premiers, lui paraissait fort au-dessous des Mille et une Nuits.

1. Ou plutôt Cotton, le confesseur de Henri IV.

2. Voyez tome XI, page 471.

3. On en a retrouvé depuis, en 1748, un manuscrit qui, par le style et les caractères, paraît du siècle de Joinville; il a été imprimé à l'Imprimerie royale, en 1761, in-folio. (K.)

Enfin quand elle voyait que Daniel, après tous les autres chroniqueurs, donnait pour raison de la défaite de Crécy que les cordes de nos arbalètes avaient été mouillées par la pluie pendant la bataille, sans songer que les arbalètes anglaises devaient être mouillées aussi ; quand elle lisait que le roi Édouard III accordait la paix parce qu'un orage l'avait épouvanté, et que la pluie décidait ainsi de la paix et de la guerre, elle jetait le livre.

Elle demandait si tout ce qu'on disait du prophète Mahomet et du conquérant Mahomet II était vrai; et lorsqu'on lui apprenait que nous imputions à Mahomet II d'avoir éventré quatorze de ses pages (comme si Mahomet II avait eu des pages), pour savoir qui d'eux avait mangé un de ses melons, elle concevait le plus profond et le plus juste mépris pour nos histoires.

On lui fit lire un précis des observances religieuses des musulmans; elle fut étonnée de l'austérité de cette religion, de ce carême presque intolérable, de cette circoncision quelquefois mortelle, de cette obligation rigoureuse de prier cinq fois par jour, du commandement absolu de l'aumône, de l'abstinence du vin et du jeu; et en même temps elle fut indignée de la lâcheté imbécile avec laquelle les Grecs vaincus, et nos historiens leurs imitateurs, ont accusé Mahomet d'avoir établi une religion toute sensuelle, par la seule raison qu'il a réduit à quatre femmes le nombre indéterminé permis dans toute l'Asie, et surtout dans la loi judaïque.

Le peu qu'elle avait parcouru de l'histoire d'Espagne et d'Italie lui paraissait encore plus dégoûtant. Elle cherchait une histoire qui parlat à la raison; elle voulait la peinture des mœurs, les origines de tant de coutumes, de lois, de préjugés, qui se combattent; comment tant de peuples ont passé tour à tour de la politesse à la barbarie, quels arts se sont perdus, quels se sont conservés, quels autres sont nés dans les secousses de tant de révolutions. Ces objets étaient dignes de son esprit.

Elle lut enfin le Discours de l'illustre Bossuet sur l'Histoire universelle son esprit fut frappé de l'éloquence avec laquelle cet écrivain célèbre peint les Égyptiens, les Grecs, et les Romains; elle voulut savoir s'il y avait autant de vérité que de génie dans cette peinture : elle fut bien surprise quand elle vit que les Égyptiens, tant vantés pour leurs lois, leurs connaissances et leurs pyramides, n'avaient presque jamais été qu'un peuple esclave, superstitieux, et ignorant, dont tout le mérite avait consisté à élever des rangs inutiles de pierres les unes sur les autres par l'ordre de leurs tyrans; qu'en bâtissant leurs palais superbes ils

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n'avaient jamais su seulement former une voûte; qu'ils ignoraient la coupe des pierres ; que toute leur architecture consistait à poser de longues pierres plates sur des piliers sans proportion; que l'ancienne Égypte n'a jamais eu une statue tolérable que de la main des Grecs; que ni les Grecs ni les Romains n'ont jamais daigné traduire un seul livre des Égyptiens; que les éléments de géométrie composés dans Alexandrie le furent par un Grec, etc. Cette dame philosophe n'aperçut dans les lois de l'Égypte que celles d'un peuple très-borné : elle sut que, depuis Alexandre, cette nation fut toujours subjuguée par quiconque voulut la soumettre; elle admira le pinceau de Bossuet, et trouva son tableau très-infidèle.

On a encore les remarques qu'elle mit aux marges de ce livre. On trouve à la page 341 ces propres mots : « Pourquoi l'auteur dit-il que Rome engloutit tous les empires de l'univers ? La Russie seule est plus grande que tout l'empire romain. »

Elle se plaignit qu'un homme si éloquent oubliât en effet l'univers dans une histoire universelle, et ne parlât que de trois ou quatre nations qui sont aujourd'hui disparues de la terre.

Ce qui la choqua le plus, ce fut de voir que ces trois ou quatre nations puissantes sont sacrifiées dans ce livre au petit peuple juif, qui occupe les trois quarts de l'ouvrage. On voit en marge, à la fin du discours sur les Juifs, cette note de sa main : « On peut parler beaucoup de ce peuple en théologie, mais il mérite peu de place dans l'histoire. »

En effet, quelle attention peut s'attirer par elle-même une nation faible et barbare, qui ne posséda jamais un pays comparable à une de nos provinces, qui ne fut célèbre ni par le commerce ni par les arts, qui fut presque toujours séditieuse et esclave. jusqu'à ce qu'enfin les Romains la dispersèrent, comme depuis les vainqueurs mahométans dispersèrent les Parsis, peuple si supérieur aux Juifs, longtemps leur souverain, et d'une antiquité beaucoup plus grande?

Il semblait surtout fort étrange que les mahométans, qui or: changé la face de l'Asie, de l'Afrique, et de la plus belle partie de l'Europe, fussent oubliés dans l'histoire du monde. L'Inde, dont notre luxe a un si grand besoin, et où tant de nations puissantes de l'Europe se sont établies, ne devait pas être passée sous silence.

Enfin cette dame, d'un esprit si solide et si éclairé, ne pouvait pas souffrir qu'on s'étendit sur les habitants obscurs de la Pale tine, et qu'on ne dit pas un mot du vaste empire de la Chine, ie plus ancien du monde entier, et le mieux policé sans doute, pris

qu'il a été le plus durable. Elle désirait un supplément à cet ouvrage, lequel finit à Charlemagne, et on entreprit cette étude pour s'instruire avec elle.

II.

GRAND OBJET DE L'HISTOIRE DEPUIS CHARLEMAGNE.

L'objet était l'histoire de l'esprit humain, et non pas le détail des faits presque toujours défigurés; il ne s'agissait pas de rechercher, par exemple, de quelle famille était le seigneur de Puiset, ou le seigneur de Montlhéry1, qui firent la guerre à des rois de France; mais de voir par quels degrés on est parvenu de la rusticité barbare de ces temps à la politesse du nôtre.

On remarqua d'abord que, depuis Charlemagne, dans la partie catholique de notre Europe chrétienne, la guerre de l'empire et du sacerdoce fut jusqu'à nos derniers temps le principe de toutes les révolutions; c'est là le fil qui conduit dans le labyrinthe de l'histoire moderne.

Les rois d'Allemagne, depuis Othon Ier, pensèrent avoir un droit incontestable sur tous les États possédés par les empereurs romains, et ils regardèrent tous les autres souverains comme les usurpateurs de leurs provinces: avec cette prétention et des armées, l'empereur pouvait à peine conserver une partie de la Lombardie; et un simple prêtre, qui à peine obtient dans Rome les droits régaliens, dépourvu de soldats et d'argent, n'ayant pour armes que l'opinion, s'élève au-dessus des empereurs, les force à lui baiser les pieds, les dépose, les établit. Enfin, du royaume de Minorque au royaume de France, il n'est aucune souveraineté dans l'Europe catholique dont les papes n'aient disposé, ou réellement par des séditions, ou en idée par de simples bulles. Tel est le système d'une très-grande partie de l'Europe jusqu'au règne de Henri IV, roi de France.

C'est donc l'histoire de l'opinion qu'il fallut écrire; et par là ce chaos d'événements, de factions, de révolutions, et de crimes, devenait digne d'être présenté aux regards des sages.

C'est cette opinion qui enfanta les funestes croisades des chrétiens contre des mahométans et contre des chrétiens même. Il est clair que les pontifes de Rome ne suscitèrent ces croisades que pour leur intérêt. Si elles avaient réussi, l'Église grec que leur eût été asservie. Ils commençèrent par donner à un cardinal le

1. C'est tome XI, page 411, que Voltaire parle du sire de Montlhéry et du sire de Puiset.

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